Rachel Schurhammer est directrice de la faculté de chimie de Strasbourg. Elle est également enseignant-chercheur, spécialiste en modélisation moléculaire de solutions complexes.
Avec son équipe du laboratoire de modélisation et simulations moléculaires (UMR 7140) de l’université de Strasbourg, Rachel Schurhammer, qui a commencé à travailler sur la modélisation moléculaire au début des années 2000, utilise modèles et méthodes de simulations moléculaires pour étudier au niveau nano-scopique la structure et les propriétés de liquides moléculaires.
Pour les Techniques de l’ingénieur, elle a accepté de revenir sur les avancées technologiques en termes de modélisation, et plus particulièrement sur l’importance, aujourd’hui, d’adapter les méthodes aux objectifs recherchés.
Techniques de l’Ingénieur : Quelles sont les modélisations qui mobilisent le plus la recherche à l’heure actuelle ?
Rachel Schurhammer : Il y a beaucoup de modélisations de phénomènes chimiques bien sûr, mais aussi des modélisations touchant au domaine de la biologie, des polymères, ou bien encore des matériaux.
Ces dernières sont de plus en plus répandues dans le domaine pharmaceutique pour modéliser le docking des molécules, les interactions substrat/protéine, la conformation des protéines…
Ces activités de modélisation sont extrêmement liées à la performance des machines, bien évidemment.
La modélisation pour l’industrie chimique s’est beaucoup développée également, même si moins de spécialistes travaillent dessus, pour étudier par exemple pour le développement ou l’optimisation de nouveaux matériaux (matériaux pour le stockage de l’énergie, catalyseurs, isolants), de procédés (extraction, séparation, conversion de la biomasse) ou de nouveaux produits chimiques (solvants, additifs, remplacement de solvants dangereux pour une chimie verte).
Qu’en est-il au sein de votre laboratoire ?
Dans notre laboratoire, nous sommes spécialisés dans l’étude de solutions chimiques complexes à base de solvants « néotériques ».
Ces nouveaux liquides, tels que les liquides ioniques ou les solvants eutectiques profonds, sont souvent plus écologiques, plus faciles à retraiter, peu chers… et sont très attendus par les industriels pour faire évoluer leurs pratiques.
Microscopiquement, nous ne savons pas grand-chose de ces solutions. Il y a encore aujourd’hui un gros pan de recherche fondamentale à effectuer, pour expliquer leurs structures, propriétés de solvatation et dynamiques, leurs interfaces avec l’eau et comprendre leur apport à la chimie actuelle…
D’un point de vue chimique, ces solutions et leurs systèmes biphasiques avec lesquelles nous travaillons vont être étudiées et testées par les expérimentateurs, dans notre cas, principalement dans le cadre d’applications dans le domaine de l’extraction liquide/liquide ou des processus de catalyse par transfert de phase..
Quelles sont les applications potentielles de ces recherches ?
Les champs d’applications de ces nouveaux liquides sont nombreux et visent soit à l’optimisation de procédés connus soit au développement de nouvelles applications. On peut citer par exemple l’utilisation des liquides ioniques pour l’extraction ou retraitement des métaux ou des matériaux nucléaire (tels que le lithium ou les terres rares de nos composés électroniques). La nécessité de trouver des procédés industriels de retraitement pour ces matériaux, qu’on utilise massivement depuis quelques années, devient en effet de plus en plus pressante.
Notre laboratoire travaille également sur l’extraction des polyphénols pour l’industrie cosmétique : savoir comment on va pouvoir extraire des matériaux organiques à base de déchets végétaux par exemple, dans des conditions plus « vertes », pour satisfaire des clients de plus en plus regardants quant à l’aspect écologique des produits cosmétiques.
Vous travaillez sur de la modélisation dite classique. Quels en sont les particularités ?
La modélisation moléculaire est un ensemble de techniques permettant de modéliser ou de simuler le comportement de molécules. La modélisation moléculaire dite « classique » correspond à l’utilisation de la mécanique newtonienne pour modéliser des systèmes moléculaires. Typiquement, les modèles consistent en des atomes sphériques reliés par des ressorts qui représentent les liaisons. Les forces internes considérées dans la structure modélisée sont décrites en utilisant des fonctions mathématiques simples.
Ce modèle a montré sa puissance dans la prédiction et la compréhension de phénomènes à l’échelle micro ou nanoscopique depuis le début des années 1980. A l’époque, il a été développé pour traiter des systèmes plus gros que ce que l’on pouvait obtenir à l’aide de la chimie quantique, comme des systèmes en solution. Ces modèles fonctionnent très bien, tant qu’on ne leur demande pas des choses qu’ils ne sont pas capables de faire…
Ces deux modèles, classique et quantique, sont-ils d’une certaine façon en concurrence pour faire de la modélisation ?
Il faut avoir à l’esprit que le modèle classique et la chimie quantique sont complémentaires. Les deux ont leurs avantages. Ceux qui travaillent sur les modélisations tentent de faire converger ces deux modèles le plus possible, bien que l’on soit encore loin à l’heure actuelle d’une réelle unification.
La chimie quantique traite du calcul de la structure électronique des atomes et molécules. Il s’agit de résoudre l’équation de Schrödinger indépendante du temps pour le mouvement des électrons dans les systèmes poly-électroniques. Elle permet la description du comportement électronique des atomes et des molécules pour expliquer leurs réactivités. Il est alors possible de prédire des spectres électroniques, la faisabilité d’une réaction, les chemins réactionnels, et de nombreux paramètres physico-chimiques qui dépendent de la structure électronique du système étudié.
Le problème de la chimie quantique est qu’elle est très gourmande en termes de temps de calcul, au point d’être très limitée dans l’étude des grands systèmes. Il faut donc travailler sur des petits systèmes moléculaires – généralement d’une centaine atomes – pour lesquelles il sera compliqué d’obtenir des informations sur les effets de l’environnement composant le système.
On reste également souvent sur des modèles statiques, pour lesquels on va obtenir des vues statiques, qui correspondent à des états où la structure étudiée est dans une configuration d’énergie minimale, ou celle d’un état excité par exemple.
Qu’en est-il pour le modèle classique ?
Dans le domaine de la modélisation dite classique, étant donné que nous travaillons avec un modèle simple, nous avons la possibilité de simuler sur des systèmes beaucoup plus gros, de l’ordre du million d’atomes de manière dynamique. Cela va par exemple permettre de décrire une protéine dans un solvant, des systèmes biphasiques, ou encore un virus, pour prendre un exemple d’actualité.
Mais dans ce modèle il est impossible d’avoir une modification de la structure électronique au cours du temps, on ne verra pas de rupture et de création de liaisons, car le modèle est basé sur des interactions non covalentes.
Peut-on imaginer aboutir à une approche “unifiée” ?
Nous en sommes encore loin. A l’heure actuelle, le travail des chercheurs en termes de modélisation est en effet d’essayer de faire converger ces deux approches : il existe ainsi aujourd’hui une multitude de méthodes mêlant les approches classiques et quantiques pour décrire un système chimique.
Un des désavantages de la dynamique moléculaire classique est qu’il faut des paramètres pour décrire les atomes : il faut donc développer des modèles pour décrire les systèmes chimiques. Ces modèles, s’ils sont de plus en plus précis, doivent également être transférables, pour avoir un champ d’application moins limité que ce pour quoi ils ont été développés.
De nombreuses méthodes sont développées à l’heure actuelle, et un des enjeux de la recherche est d’arriver à adapter les méthodes aux modèles avec lesquels nous travaillons : c’est un point très important, sur lequel nous insistons beaucoup, notamment avec les étudiants que nous formons. Il existe aujourd’hui quantité de logiciels, dont beaucoup sont en accès libre : il est assez facile aujourd’hui de lancer des calculs et d’obtenir des résultats… mais selon la méthode choisie, le système, les paramètres, les résultats obtenus varient du tout au tout et peuvent n’avoir aucun sens. D’où l’importance de savoir quels types de méthodes appliquer pour une problématique donnée. Cela permet de savoir ce que l’on peut attendre de chaque méthode en termes de résultats, en fonction des objectifs recherchés.
Propos recueillis par P.T
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