Mi-février, des masses d’air venant de l’Arctique ont amené soudain des températures extrêmement froides et des précipitations de neige considérables dans le centre et le sud des Etats-Unis. Le « vortex polaire » a plus particulièrement impacté le Texas, qui est passé à deux doigts d’un gigantesque black-out. Plus de 4 millions d’habitants sur la trentaine de millions de l’Etat de la Lone Star se sont retrouvés privés d’électricité des jours durant, les factures ont flambé, les institutions sont ébranlées… Comment en est-on arrivé là ?
La température est descendue jusqu’à -20°C à Dallas, à -25°C dans certaines autres villes, et est demeurée autour de -15°C pendant plusieurs jours. Les chutes de neige ont atteint jusqu’à 30 cm en 24 heures dans certaines cités texanes, comme à San Antonio. Les infrastructures énergétiques, d’adduction d’eau et même de transports du Texas ont été endommagées.
Le gestionnaire du réseau électrique de l’Etat, Electric Reliability Council of Texas (Ercot) est intervenu à plusieurs reprises, coupant d’abord les grands contrats interruptibles (les industriels), puis réclamant des délestages, plongeant dans le noir d’abord des centaines de milliers de foyers, puis dans le froid. Car environ 60 % des Texans se chauffent à l’électricité. Ercot a évité de justesse la grande panne redoutée de tous les GRT du monde au prix de réactions difficiles à organiser, tant l’organisation du marché texan de l’énergie a été bousculée en 20 ans.
Historiquement, le Texas, l’un des derniers Etats à rejoindre les États-Unis (1845) avant de plonger côté Sud dans la guerre de Sécession, a toujours souhaité garder une certaine forme d’indépendance vis-à-vis de l’État fédéral. Pour l’électricité, le réseau est très peu interconnecté aux autres États, notamment pour échapper au régulateur fédéral, la FERC (Federal Energy Regulatory Commission). Ce qui implique qu’hormis dans certaines parties de l’Etat (El Paso notamment qui est relié au réseau du Nouveau-Mexique), en cas de problème, il n’est pas possible d’importer du courant des Etats voisins.
En outre, la dérégulation des marchés de l’énergie a laissé libre cours au mix électrique. Les gisements gaziers favorisant les centrales au gaz ainsi que les aides en faveur des renouvelables ont « fait » ledit mix. Au final, la répartition des capacités installées repose sur environ 20 % d’éolien, un peu plus de 50 % de gaz, quelques 10 % de charbon, du solaire, et du nucléaire (un réacteur sur les quatre que compte le Lone Star State a décroché suite à des problèmes d’alimentation de refroidissement !), etc. Si les éoliennes, non conçues dans cet État du Sud pour être anti-gel, ont logiquement décroché (3 GW à peine produits sur les 6 GW attendus pour la période, pour plus de 30 GW en termes de capacité installée), c’est surtout les centrales au gaz qui ont achevé le travail pour conduire au bord de la rupture. Sans oublier le nombre d’acteurs de production du marché libéralisé (quelque 650) rendant complexe la gestion du système.
Pourquoi alors les centrales au gaz n’ont pas permis de passer la pointe ?
En cas de pointe de consommation, comme cela s’est produit au Texas le 15 février dernier, le GRT aurait dû pouvoir se tourner vers les moyens de productions activables, donc essentiellement les centrales au gaz. Or le Texas n’a pas préparé ses centrales électriques au froid, et surtout pas ses canalisations. Bilan, une vingtaine de GW ont manqué à l’appel (sur 55 GW habituellement disponibles l’hiver) au moment où elles auraient dû délivrer le courant. Dans l’ensemble du Sud-Est américain, environ 20 % des installations gazières ont été touchées et ont freiné la production injectée directement sur les gazoducs.
Ainsi, après avoir activé les moyens classiques pour maintenir la fréquence (60 Hz outre-Atlantique), et donc la stabilité du réseau – baisse légère de fréquence, appel aux interruptibles –, Ercot s’est retrouvé dans une situation où la pointe (demande la plus forte) atteignait 74,5 GW, alors qu’un tiers des capacités de production était à l’arrêt, et sans pouvoir faire appel aux Etats voisins. Le GRT a dû procéder à des coupures tournantes chez les particuliers. Insuffisant, car plusieurs centrales (au gaz) sont à leur tour tombées en panne faute d’approvisionnement en gaz…
A 13h51, le 15 février, faute de puissance disponible, la fréquence du réseau est descendue à 59,4 hertz, en-deçà du seuil de stabilité, contraignant Ercot à procéder à de nouvelles coupures, plus amplement, et non tournantes cette fois. Conséquence, la fréquence a commencé à remonter, mais une partie du Texas était sans courant. Et comme la situation de froid a perduré, ces coupures ont également perduré… jusqu’à ce que les centrales arrêtées puissent redémarrer !
Comme le signale l’Agence internationale de l’énergie (AIE) dans une première analyse rendue publique, Ercot a déclaré que 16,5 GW de la demande des clients ont été interrompus en raison de délestages pendant la majeure partie du 15 février et sont restés proches de ce niveau jusqu’à midi le 17 février, avant de retomber à 6 GW au début du 18 février. Sur la base de ces chiffres, le délestage du système pour les 15 et 16 février est estimé de manière prudente à environ 800 GWh, signale l’AIE. La différence entre la charge prévue et la charge réelle est une autre estimation approximative du délestage et d’autres mesures extrêmes prises par les clients. Ce chiffre a atteint 27 GW à 21 heures le 15 février et a totalisé 500 GWh pour la journée.
En comparaison, les coupures de courant en Californie l’été dernier (pour cause d’incendies) ont duré environ deux heures et ont entraîné une perte de charge d’environ 1,5 GWh. En utilisant ces chiffres comme estimations approximatives, le niveau de coupure au Texas les 15 et 16 février a été plus de 500 fois supérieur à celui de la Californie lors du délestage de l’été dernier, souligne l’Agence de l’OCDE.
Cinq membres du conseil d’administration d’Ercot sur 16, dont la présidente Sally Talberg, ont annoncé leur démission et un autre candidat au conseil a retiré sa candidature. Les six habitant dans un autre Etat que le Texas, ils ont déclenché la colère de certains législateurs de l’État. Le gouverneur du Texas, Greg Abbott, entend lancer une enquête sur ces « événements désastreux »… loin d’être achevés.
De l’effet de la dérégulation
En effet, comme la fourniture d’électricité est, elle aussi, déréglementée, certains consommateurs ont opté pour des prix du courant en fonction du prix du marché (comme cela se pratique aussi dans certains pays nordiques en Europe d’ailleurs, mais souvent pour des résidences secondaires).
Bilan : certains consommateurs ont vu leur facture hebdomadaire passer la barre des 10 000 dollars… avec une certaine logique, puisque, la demande dépassant l’offre sur plusieurs heures, les prix du marché topaient au plafond, fixé à 9 000 $/MWh, et y demeuraient pour plusieurs heures/jours… Plusieurs consommateurs ont ainsi d’ores et déjà annoncé vouloir déposer des recours et poursuivre les électriciens. Une habitante du comté de Chambers a ainsi déposé une « class-action » contre son fournisseur, l’accusant de se « gaver » à cette occasion. Un fournisseur au nom prédestiné (avec l’homophonie) de… Griddy ! Griddy (pour grid, donc réseau), mais Greedy (pour vorace).
Le régulateur (la Public Utilities Commission) du Texas a passé en début de semaine dernière un amendement réclamant aux fournisseurs de ne pas couper leurs clients, malgré les impayés, voire de retenir leurs envois de factures jusqu’à ce que la crise soit terminée.
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