Qairos Énergies est une entreprise française créée en 2019 par Jean Foyer. Ce dernier, ancien ingénieur dans le secteur de l’automobile, a quitté cette activité pour se pencher sur le développement de solutions de mobilité, et plus particulièrement la mise en place d’un modèle circulaire de production d’énergie renouvelable pour la mobilité.
C’est ainsi qu’après avoir étudié la question, et notamment les pratiques de nos voisins européens, Jean Foyer a imaginé une solution pour produire de l’hydrogène et du biométhane, à partir de chanvre, par pyrogazéification. Au-delà de l’hydrogène, l’ambition derrière la technologie développée par Qairos[1] consiste à utiliser l’ensemble du chanvre : les graines comme nourriture pour les éleveurs de volaille locaux, les fibres pour la fabrication d’emballages, et enfin les résidus de défibrage pour la production d’hydrogène renouvelable.
Jean Foyer a expliqué à Techniques de l’Ingénieur l’intérêt du modèle qu’il développe depuis cinq ans, et la bioéconomie circulaire qui sous-tend le projet.
Techniques de l’Ingénieur : Comment vous est venue l’idée de développer une économie circulaire basée sur la culture du chanvre ?
Jean Foyer : J’habite à Loué dans la Sarthe, département connu pour ses poulets fermiers. Les éleveurs de poulets de Loué ont mis en place une économie circulaire très poussée. Aujourd’hui, quand vous achetez un poulet de Loué, vous connaissez le code postal et le nom du fermier qui a élevé le poulet que vous avez acheté.
Ces éleveurs sont aussi agriculteurs. Ils cultivent la grande majorité des céréales qui vont nourrir leurs poulets. Tout cela est mis en commun, sur toute la chaîne de valeur, ce qui permet d’obtenir une juste répartition de la valeur créée.
C’est un exemple d’économie circulaire où tout le monde est gagnant : le consommateur ne paie que ce qu’il doit payer, et l’éleveur est incité à produire ses céréales, pour que son poulet soit de la meilleure qualité possible avec un coût de production clair et transparent.
Après avoir longtemps évolué dans le secteur automobile, je me suis demandé, dans cet esprit de circularité, ce qui pourrait être fait sur le thème de l’hydrogène, pour mettre en place un schéma d’économie circulaire autour de l’énergie.
Qu’est-ce qui vous a amené sur la piste du chanvre comme matière première pour produire de l’hydrogène ?
Dans un premier temps, je me suis intéressé à l’électrolyse, une technique qui nécessite beaucoup d’électricité. Or, dans le monde agricole aujourd’hui, il est très compliqué de trouver le bon compromis entre production d’électricité et production de culture.
Il faut se souvenir qu’au siècle dernier, un quart des terres cultivables étaient dédié à l’énergie. On donnait le meilleure avoine, issue de la meilleure terre, aux chevaux, car c’était ces derniers qui fournissaient l’énergie nécessaire au travail agricole. De ce fait, les agriculteurs étaient totalement autonomes, ce qui n’est plus le cas, étant donné que de nos jours, l’énergie utilisée par les agriculteurs dans les champs est majoritairement le gasoil, qui alimente les machines.
C’est dans ce cadre que je me suis interrogé sur l’opportunité, pour les agriculteurs, de revenir vers ce principe simple, à savoir mobiliser une partie de leurs terres pour subvenir à leurs besoins énergétiques et regagner en autonomie.
La Sarthe est le département qui cultive le chanvre depuis le plus longtemps en France, ce depuis Colbert. Cela permettait historiquement de nourrir les volailles, se chauffer, fabriquer des cordes et se vêtir. Il était considéré comme l’or vert de la Sarthe. Dans ma recherche sur la production d’hydrogène, je me suis intéressé à la technique de pyrolyse, qui permet de produire du gaz de synthèse. Il n’y a que trop peu d’usines de pyrolyse en France, et aucune ne produit d’hydrogène en continu, j’ai donc regardé ce qui se faisait à l’étranger sur tous les continents.
La problématique avec l’hydrogène, notamment celui destiné à la mobilité, que ce soit pour la combustion ou pour alimenter une pile à combustible, est qu’il faut un gaz 100% pur. La pyrolyse est un procédé thermochimique qui, en utilisant de l’énergie et des médias porteurs va, avec différentes technologies, transformer une matière solide en gaz contenant de l’hydrogène, notamment.
Si donc on utilise un intrant issu d’une matière organique – déchets plastiques, bois – on obtient un gaz de synthèse qui va être le résultat gazeux (moins les résidus solides), de ce qui est entré. Donc plus la matière entrante est complexe, plus le gaz sera très compliqué et cher à épurer pour en obtenir l’hydrogène.
Ce qui n’est pas le cas avec le chanvre ?
En effet. C’est une plante qui pousse en très peu de temps, moins de 100 jours, et les polluants n’ont pas le temps de s’agglomérer autour des fibres de la plante. Ce sont ces polluants qui font que le gaz obtenu par pyrolyse n’est pas pur pour être exploitable tel quel.
C’est ainsi que je suis arrivé à considérer le chanvre comme matière première pour produire de l’hydrogène. De plus, la graine du chanvre est très riche en protéines et en oméga 3 et 6. Or, les éleveurs autour du projet, qui pourraient être les producteurs de chanvre, importent des protéines pour nourrir leurs volailles. Ce pourrait être un élément circulaire et rémunérateur supplémentaire dans la culture du chanvre.
La Sarthe est également un département où il y a beaucoup de papeteries, et la fibre de chanvre est adaptée aux machines qui produisent du papier ou du carton à base de fibres végétales. La plus grosse usine européenne de défibrage de chanvre, utilisée principalement pour la production de papier technique, fut en Sarthe jusque récemment ! La fibre de chanvre peut donc servir simplement de nouveau, sans grande modification de process, à produire des emballages en cartons, par exemple pour des barquettes alimentaires de poulets, dans un objectif d’économie circulaire et de réduction des imports de fibres.
Le résidu de défibrage du chanvre, principal obstacle à la massification de la production de fibre, constitue environ 75% de la masse. C’est cette biomasse qui peut être transformée via une étape de pyrolyse, pour en extraire l’hydrogène. Comme la provenance de cet hydrogène est connue, on saura dire très simplement à la personne faisant le plein d’hydrogène qui est le producteur agricole à l’origine de son carburant renouvelable.
Tout cela remet l’agriculteur, celui qui crée la valeur, au centre de la bioéconomie, tout en développant un modèle circulaire à partir du chanvre.
En quoi le modèle de production que vous développez est-il en rupture avec les pratiques actuelles ?
Notre modèle de production est adapté à un écosystème local et souverain, et dans ce sens il va à l’encontre de ce qui se fait aujourd’hui, avec de grands groupes qui produisent des quantités phénoménales d’énergie sous diverses formes et les exportent à travers la planète. Le but, avec Qairos Énergies, est de produire et de consommer localement, uniquement selon les besoins de l’écosystème.
Qu’est-ce qui rend ce modèle compliqué à mettre en place ?
Notre problématique, qui est celle de tout type d’économie circulaire, est qu’il faut que le marché soit présent et volontaire sur chaque branche industrielle de cette économie au même moment pour que le modèle fonctionne.
Si un maillon de la chaîne constituant cette boucle d’économie circulaire est absent ou dysfonctionne, c’est l’ensemble de l’engrenage qui s’enraille. C’est là que réside la complexité du projet que je porte, puisqu’à l’heure actuelle il manque, dans le schéma circulaire autour du chanvre, un maillon essentiel : les consommateurs locaux d’hydrogène.
En effet, force est de constater que depuis 2019, date à laquelle j’ai démarré ce projet, les recherches pour la production et la distribution d’hydrogène ont un peu avancé, mais restent au stade embryonnaire. En revanche, en ce qui concerne les moyens de consommation pour la mobilité, cela se fait attendre. Les poids lourds, matériels des chantiers, trains et bus fonctionnant à l’hydrogène devraient réellement arriver sur le marché de la mobilité à partir de 2026. Au Mans, l’ACO, qui organise la course automobile bien connue, les 24h, avait un objectif 2024 pour lancer une catégorie hydrogène, cet objectif a été repoussé, pour l’instant, à 2027. C’est au Mans que sont testées les grandes innovations automobiles avant d’arriver sur notre marché (le turbo, l’ABS, les feux LED,…) donc la mise à disposition des véhicules pour le particulier, ce n’est pas encore pour tout de suite. Le marché commence avec des flottes captives, par exemple les taxis parisiens, mais le vrai facteur qui permet de changer d’échelle est la vente libre afin de permettre à chaque consommateur de choisir son mode de mobilité. Force est de constater que ce n’est pas encore possible, malgré les multiples effets d’annonce. Pour les premiers véhicules particuliers à l’hydrogène, cela devrait plutôt être pour 2028 voire 2030.
Aujourd’hui, votre projet est au point mort. Pourquoi ?
Cela fait cinq ans que je présente mon projet d’énergie circulaire au gouvernement. Pour être en mesure de l’expérimenter, il faut pouvoir vendre un produit qui soit le plus proche de l’hydrogène pour permettre un coût de production le plus faible possible et utilisable dès maintenant, en l’occurrence du méthane. Cela permet d’amortir le projet, grâce à une expérimentation de production de méthane en combinant avec l’hydrogène le CO2 issu de la pyrolyse du chanvre… Et ainsi produire du méthane dès aujourd’hui puis proposer de l’hydrogène renouvelable quand le marché sera là. Il ne faut pas commencer à construire des usines quand les véhicules à hydrogène seront déjà en circulation, car à ce moment le modèle d’économie circulaire n’a plus de sens. Nous sommes dans le même mouvement d’expérimentation qui a prévalu pour les premières éoliennes, panneaux solaires ou la méthanisation. C’est l’état qui fixe les objectifs de production d’énergies renouvelables, expérimente les modes de production en rémunérant les producteurs, puis, une fois que le marché est mature, libéralise. Ce qui s’est fait avec l’électricité depuis plus de 20 ans devrait se faire de manière aussi importante avec le gaz, troisième énergie utilisée en France après le pétrole et l’électricité. Nous ne pourrons pas remplacer le gaz et le pétrole par de l’électricité pour tous les usages, par contre il est possible de décarboner le gaz et le pétrole ! Pour cela, il faut expérimenter (et rémunérer) des modes de productions innovants.
Depuis cinq ans, les territoires me soutiennent (Pays de la Loire, Bretagne, Centre Val de Loire, Occitanie, …), mais le décret d’application concernant le rachat de ce biométhane n’est toujours pas sorti. C’est une prérogative de l’exécutif, émanant du ministère de l’économie et des finances, que de pouvoir expérimenter. Malgré les nombreux et répétés soutiens de toute la filière (Élus, Coopératives agricoles, industriels, syndicats, monde associatif,…) nous n’avons aucun retour suite à notre demande.
Le financement de l’économie circulaire est compliqué, car il faut que ce dernier englobe tous les acteurs. Il est beaucoup plus simple d’allouer des subventions à des gros acteurs industriels pour les soutenir dans leurs projets innovants que de risquer des modèles disruptifs. In fine, le financement de tels projets d’économie circulaire est complexe car il constitue un risque qui mise sur la durée et la pérennisation du modèle, risque que les responsables politiques n’ont pas forcément envie de prendre, le temps électoral étant souvent plus court que la durée de l’expérimentation (15 ans pour ce qui nous concerne). En France, le principe de précaution prévaut encore sur l’expérimentation, notamment pour la souveraineté industrielle et énergétique des territoires ruraux. C’est désolant mais c’est un fait.
Pensez-vous que la situation va se débloquer ?
Aujourd’hui, je reste néanmoins assez optimiste sur les usages de l’hydrogène pour la mobilité. Le projet a tenu suffisamment, le temps que les usages soient présents.
Dans deux ou trois ans maintenant, des véhicules lourds, des engins de chantier, des bus seront disponibles sur le marché, souvent à destination d’industriels ou de collectivités pour des usages en boucles locales, donc bien intégrés et facilitateurs pour l’économie circulaire. Ces flottes auront besoin de venir se sourcer en hydrogène renouvelable, en privilégiant un carburant le moins cher possible, et le moins dépendant à l’électricité possible, étant donné la demande importante à venir en électricité renouvelable. Ce dernier point est important. Notre procédé consomme trois fois moins d’électricité que l’électrolyse, ce qui veut dire qu’avec la même quantité d’électricité produite sur un territoire nous sommes en mesure de produire trois fois plus d’hydrogène que ce qu’on obtiendrait par électrolyse. Cela peut avoir son importance, par exemple pour un agriculteur qui installe une surface en photovoltaïque pour produire de l’électricité, qui pourra servir à produire de l’hydrogène.
Où en êtes-vous aujourd’hui en termes de capacité de production ?
Aujourd’hui, nous avons un démonstrateur à l’université de Compiègne, où nous réalisons des prestations d’essais. C’est également là que nous réalisons nos recherches, qui nous ont permis de déposer des brevets et poursuivre les recherches fondamentales.
Dès que les acheteurs auront signé suffisamment de promesses d’achat d’hydrogène pour que les investisseurs et les banques soient rassurés, notre site de production sera en construction en périphérie du Mans. Le permis de construire est signé, purgé de tout recours depuis plus de deux ans, et très soutenu par la métropole et la région. La seule chose que nous attendons depuis plus de deux ans, c’est la validation du modèle économique, soit lié à la revente directe d’hydrogène soit liée à la signature du décret d’application du tarif de rachat du biométhane par le ministre de l’Économie.
L’ambition est de produire sur notre site industriel 3,6 tonnes d’hydrogène par jour, ce qui permet de produire du biométhane, de la chaleur et surtout de l’hydrogène à un prix abordable, afin de pouvoir délivrer en hydrogène les usages qui seront présents sur la métropole du Mans. A titre d’exemple, cela représente moins de 2% des besoins journaliers liés aux transporteurs présents sur la métropole.
Ce type de modèle pourrait-il être déployé autre part à l’échelle locale ?
Partout où il y a des agriculteurs céréaliers, mon projet est soutenu car le chanvre est une culture très utile pour la diversification et l’agroécologie. J’en veux pour preuve les deux courriers envoyés en 2021 et 2023 par les acteurs agricoles (coopératives et syndicats dont la FNSEA) à destination d’Emmanuel Macron pour lui demander d’appuyer la signature du décret.
Sur un plan agricole, le chanvre pousse presque partout, sans eau, et sans glyphosate. Il est planté en tête d’assolement, purifie et restructure les sols et permet de booster les rendements du blé. La culture du chanvre ne présente que des avantages pour les agriculteurs, encore faut-il qu’ils aient des débouchés sûrs car le matériel de récolte nécessite un investissement important, comme toute culture (betterave, tournesol…).
Selon vous, qu’est-ce qui fait qu’aujourd’hui votre projet n’a toujours pas reçu le feu vert attendu ?
La France, de manière énergétique et ce depuis les années 1970 est un état électricien. Les usines à gaz des territoires ont été remplacées par des usines à production d’électricité, majoritairement nucléaire. C’est pour cela que l’État n’hésite pas à financer des projets d’envergure sur le micro nucléaire par exemple. Pour les projets qui touchent à la production de gaz, c’est beaucoup plus compliqué. C’est clairement une question de posture court-termiste car nous aurons besoin de la complémentarité de toutes les énergies pour décarboner ! En termes de balance commerciale, il serait aussi bon pour l’état de financer l’expérimentation de centrale de production de biométhane ou d’hydrogène renouvelable afin de dupliquer à l’export la solution, le chanvre étant plus simple à produire que le combustible nucléaire…
C’est aussi une question de territoires : il semble que les responsables politiques parisiens restent un peu déconnectés des réalités locales, ne parviennent pas à laisser les territoires travailler de manière autonomes et permettent des expérimentations de solutions au niveau local. Cela est extrêmement frustrant.
Propos recueillis par Pierre Thouverez
Copyright image de une : Cabinet d’architecte Alinea56
[1] Qairos
Cet article se trouve dans le dossier :
Économie circulaire : une mise en œuvre programmée mais complexe
- Le - très - long chemin vers une économie circulaire
- Les DEEE, enjeu d'économie circulaire
- « Le financement de l’économie circulaire constitue un risque que les responsables politiques n’ont pas forcément envie de prendre »
- « Une billette qui sortira de l’usine Coralium ne présentera aucune différence avec une billette issue d’aluminium primaire »
- Alexandre Chagnes : produire et recycler les batteries dans un contexte d'économie circulaire
- Le secteur de la plasturgie est en pleine transition vers la circularité : l’exemple de DEMGY
- Le financement : une thématique majeure pour promouvoir la transition écologique et l’économie circulaire
Dans l'actualité
- Alexandre Chagnes : produire et recycler les batteries dans un contexte d’économie circulaire
- Le financement : une thématique majeure pour promouvoir la transition écologique et l’économie circulaire
- Cinq leviers pour faire de l’économie circulaire un moteur de décarbonation
- Prendre le virage de l’économie circulaire face à la crise sanitaire
- L’industrie circulaire, un modèle pour transformer l’industrie suivant les principes de l’économie circulaire
- Les thèses du mois : « Économie circulaire : une mise en œuvre programmée mais complexe »
- Économie circulaire : valoriser les déchets, cette mine de ressources à exploiter durablement
- Décarboner l’UE nécessiterait 2,2% des terres, selon une étude
- ISALT, un investisseur qui fait le choix du long terme en ciblant les entreprises innovantes
- La TVA circulaire, une mesure essentielle pour soutenir la réparation