Laurent Bataille est président de la société Poclain, spécialisée dans la fabrication de moteurs, de pompes, et de systèmes hydrauliques de puissance. Il a accepté d’évoquer pour Techniques de l’Ingénieur la crise sanitaire et ses conséquences, pour son entreprise et pour l’industrie française.
En 1927, Georges Bataille et son associé Antoine Léger créent la société « Bataille et Léger », pour donner corps à une activité de réparation de voitures et de tracteurs, ainsi que de fabrication de matériel pour les machines agricoles. La société – qui s’appelle aujourd’hui Poclain – emploie juste avant la seconde guerre mondiale une cinquantaine de salariés. Miraculeusement, l’ensemble des ateliers Poclain est épargné par les bombardements, et l’entreprise accélère sa croissance à partir de 1945.
C’est en 1950 que Poclain va changer de dimension en inventant un système hydraulique innovant, faisant des pelles hydrauliques Poclain une référence mondiale. En partie rachetée par l’Américain Case en 1974, l’entreprise a progressivement arrêté la construction de pelles hydrauliques. En 1985, Pierre Bataille, le fils de Georges rachète à Case la division hydraulique qui devient une société indépendante qui garde le nom de la marque Poclain.
Poclain est devenu aujourd’hui un leader mondial de la transmission hydraulique. Elle est dirigée par Laurent Bataille, petits-fils du fondateur de cette entreprise familiale, qui exploite dix sites à travers le monde, employant 2 200 personnes.
La crise sanitaire que nous traversons depuis le mois de mars a impacté Poclain de plein fouet. Cette entreprise industrielle a du parer au plus pressé, son activité à l’international complexifiant une problématique déjà cornélienne.
Yves Valentin : En ce début juin, et alors que la France se déconfine doucement, peut-on esquisser un premier bilan de la crise sanitaire pour l’entreprise que vous dirigez ?
Laurent Bataille : La période que nous traversons depuis plusieurs mois est très complexe, parce qu’elle regroupe à la fois une crispation extrême de la demande et de l’offre.
Chez Poclain, dès le début de la crise sanitaire nous avons fixé les enjeux : protection des salariés, préservation de l’entreprise et anticipation de l’après-crise.
Le premier enjeu comme je viens de le dire est la protection sanitaire de nos salariés. Dans des conditions très compliquées puisque nous naviguions comme tout le monde à vue, nous avons mis en place des procédures sanitaires.
Ensuite, il a fallu gérer l’organisation du travail. Je concède ne pas être un grand fan du télétravail, mais il faut bien mesurer à quel point le développement de cette pratique a permis de changer les habitudes, les manières de voir, de vivre… Pour les entreprises c’est peut-être une occasion de mûrir ou de changer les façons de travailler.
Enfin cela permet de confirmer notre confiance vis-à-vis des collaborateurs au sein de l’entreprise, ce qui est très important à mes yeux.
La période de confinement vous a-t-elle fait reconsidérer votre vision du télétravail ?
Au départ, c’est-à-dire à l’annonce du confinement, le passage au télétravail a constitué pour nous le moyen de continuer autant que possible notre activité. Allons-nous aller plus loin en termes de travail à distance dans le futur au sein de Poclain ? Je ne suis pas sûr. Je suis un grand partisan du lien humain, et le fait de multiplier les réunions à distance, souvent uniquement avec l’audio, sans pouvoir échanger de documents facilement peut se révéler frustrant. J’ai à titre personnel besoin du contact humain dans le travail. Etre physiquement avec les personnes, leur parler, voir leurs réactions, permet d’être plus performant, me semble-t-il. Après, les problématiques ne sont pas les même d’un site à l’autre. Il est certain qu’une entreprise en région parisienne, avec des employés qui passent beaucoup de temps dans les transports, va désormais considérer le télétravail comme une solution crédible et efficace.
Après ces mesures d’urgence, comment avez-vous géré la problématique de la pérennité de l’entreprise ?
La préservation des entreprises, cela concerne en tout premier lieu la préservation du cash. Sur ce point l’Etat a vite et bien répondu, à mon sens, avec la mise en place du PGE [prêt garanti par l’Etat, NDLR].
Ensuite, il y a le PnL [les pertes et profits, Profit and Loss, NDLR], l’objectif étant de garder des ressources pour rebondir. Chez nous les commandes se sont effondrées de 40 % depuis le début de la crise sanitaire. C’est ce qui nous a conduit, au sein de nos trois sites français, à mettre en place des accords de performance collective (APC). En clair, nous avons demandé à l’ensemble de nos salariés de baisser leurs salaires de 20% en brut. Cela aboutit à une baisse en net comprise entre 3 et 15%. Cela était nécessaire pour faire des économies substantielles qui nous permettront d’être prêts quand la reprise sera là. Nous avons demandé la même chose à tous nos salariés au niveau mondial, conformément aux législations locales.
Je dirai qu’en ce qui concerne la sécurité des salariés, l’organisation du travail et la préservation de l’entreprise, nous nous en sortons plutôt bien, vu la complexité de la situation. Par contre, autour de nous, d’autres entreprises font face à des problématiques de cash et de PnL quasi insolubles.
Comment se passe le redémarrage de l’activité depuis le déconfinement ?
S’il y a un sujet pour lequel nous faisons face à une extrême complexité, c’est le redémarrage. Je pensais sincèrement que ce serait plus simple. Nous avons dix usines disséminées autour du monde, et depuis le début de cette crise sanitaire jusqu’à aujourd’hui, chacune a eu ses propres problématiques.
Aujourd’hui encore [interview réalisée le 2 juin 2020, NDLR] notre usine indienne est à l’arrêt, proche du redémarrage d’après ce que l’on en sait. En Italie, l’usine a été arrêtée très longtemps, et aux Etats-Unis tout a continué, essentiellement parce que si les employés ne viennent pas au travail, ils n’ont pas de revenus. Comme vous pouvez l’imaginer, synchroniser ces dix usines à l’heure actuelle est un vrai casse-tête, avec des timings aussi hétérogènes. D’autant plus que le demande reste encore très erratique. Comme cela avait déjà été le cas lors de la crise de 2009. La nouveauté, c’est que cette crise de la demande s’accompagne également d’une crise de l’offre, qui impacte nos usines, nos chaînes d’approvisionnements…
Quels sont les secteurs qui contraignent le redémarrage de l’activité ?
La logistique est pour le moment un véritable casse-tête, et également un facteur d’inquiétude : il faut bien se rendre compte qu’aujourd’hui, l’activité en Chine et plus largement en Asie a totalement redémarré. Ce n’est pas encore le cas pour une partie de l’Europe et pour les Etats-Unis. Ces différences de timing ajoutent encore des inconnues à une équation déjà complexe.
Prenons l’exemple de notre usine française. Son cas est un peu particulier, puisqu’elle doit répondre à une forte demande depuis le début de la crise. Cela est dû à un segment de nos produits qui est resté très demandé. Nous produisons donc, mais nous faisons face à des problématiques importantes pour livrer, en fonction des restrictions encore en vigueur.
Un autre secteur compliqué à gérer est celui de la maintenance. Par exemple, nous avons eu un four de traitement thermique qui est tombé en panne, et le réparateur allemand n’a pas pu se déplacer pour venir faire les réparations pendant de longues semaines, à cause du confinement.
Au-delà du redémarrage de l’activité, comment vous projetez-vous sur le court-moyen terme ?
J’ai parlé tout à l’heure du cash et du PnL, qui sont des indicateurs extrêmement importants pour nous à court terme. Ensuite, nous pensons à 2025, c’est l’enjeu le plus fondamental. Pour une entreprise industrielle comme la nôtre qui fait de la recherche et du développement, les projets que nous allons devoir financer et organiser en 2021, 2022 et 2023, sont les clés de l’avenir de l’entreprise.
Si sur ces trois années nous sommes trop endettés et n’avons pas la capacité d’investir, alors nous ferons face à d’immenses difficultés. C’est d’ailleurs tout le sens de l’accord de performance collective passé avec les salariés, le but étant de conserver la cohésion des équipes et les compétences au sein de l’entreprise en vue du rebond attendu.
Quel rôle l’Europe peut-elle jouer dans ce contexte ?
Je me dis de plus en plus qu’il faut aujourd’hui raisonner en tant qu’Européen plus qu’en tant que Français. Nous sommes, au niveau international, dans des modèles économiques en confrontation forte.
Le modèle américain d’abord, fait d’opportunisme, de court terme et de financiarisation. Ce modèle est très violent, il a d’ailleurs fait passer le chômage outre atlantique de 3 à 20 % depuis le début de la crise du Covid pour se redresser aussi rapidement après. Il prône un laisser faire absolu et possède du coup une capacité de rebond très importante. A côté, le capitalisme chinois est encore plus violent pour nous en termes de concurrence. Il s’agit d’un capitalisme à long terme, sans rationalité économique sur le court terme.
Il ne s’agit pas ici de vilipender les Américains ou les Chinois, avec qui Poclain a d’ailleurs développé de très fortes relations commerciales, mais bien les systèmes économiques mis en place au niveau national. Je pense qu’entre ces deux stratégies, l’Europe peut creuser son propre sillon, en mettant la juste dose de régulation. Cela me semble être le meilleur moyen d’arriver à un équilibre acceptable entre les parties prenantes au niveau des entreprises. Ce que les modèles américains et chinois permettent moins, à mon sens.
Avez-vous songé à relocaliser certaines de vos activités ?
Dans le cadre de la relocalisation, le frein numéro un est bien sûr la compétitivité.
Depuis 2000, nous vendons des produits à des prix de vente qui sont supérieurs à ce que seraient nos prix de revient français. Nous sommes donc « condamnés » à un dispositif mondial, si je puis dire. Dispositif mondial qui a également ses particularités. Aujourd’hui, industriellement, il est compliqué de faire affaire avec des pays comme les Etats-Unis ou la Chine sans avoir d’implantation locale. Nous sommes donc présents un peu partout pour ces raisons également.
Aujourd’hui, Poclain réalise 20 % de sa valeur ajoutée industrielle en France, il y a 30 ans c’était 100%. Si nous, la France, avions été capables de conserver cette compétitivité, ce chiffre serait probablement autour de 40 % aujourd’hui, au lieu des 20% constatés.
Quels leviers l’industrie française peut-elle actionner aujourd’hui pour attirer la croissance ?
Il y en a plusieurs. L’innovation en premier lieu : digitalisation, robotisation, automatisation sont des leviers de compétitivité. Le Lean, l’excellence opérationnelle constituent d’autres solutions. Une autre opportunité très importante est la transition énergétique, qui va être à l’origine de la création de nouveaux produits. Dans le cas d’une entreprise comme Poclain, la transmission électrique constitue par exemple un sujet porteur de gros enjeux.
Il faut, je le pense, tout faire pour récupérer de la croissance via la transition énergétique. Un second enjeu, crucial également, consistera à la localiser en France. Enfin, il faut aussi protéger ce qui existe. Entre 2009 et 2020 la moitié de l’industrie française a disparu. C’est un phénomène très violent. Avant de parler de relocalisation, parlons déjà du maintien de ce qui existe.
Au final, êtes-vous optimiste pour l’avenir ?
Je reste optimiste dans la mesure où nous arrivons à nous « européaniser » à moyen terme, sans oublier nos atouts qui sont très importants. Il faut une volonté politique forte pour y parvenir. Mais il est compliqué pour nos dirigeants d’avoir une vision à long terme : les cycles démocratiques électifs sont trop courts. C’est le grand avantage de la Chine, qui peut mener de grands projets industriels de long terme impulsés par l’Etat. L’Europe devrait s’en inspirer, dans une certaine mesure bien sûr.
Propos recueillis par Yves Valentin, directeur général de Techniques de l’Ingénieur, et Pierre Thouverez, journaliste.
Intéressante vision d’une ETI française majeure présente dans le monde entier
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