Pour comprendre le vieillissement des futurs écomatériaux, des chercheurs de l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae) et l’Institut de recherche Dupuy de Lôme (IRDL) ont étudié – dans le cadre du projet européen Flower – des objets d’art conçus à base de lin. L’équipe d’Alain Bourmaud, chercheur à l’IRDL dans une équipe pionnière du développement des écomatériaux à partir de fibres de lin depuis une vingtaine d’années, a obtenu des financements pour une thèse fondamentale. C’est l’idée d’Alessia Melelli, étudiante italienne spécialisée dans l’art, qui a été retenue. Nous avons échangé avec Johnny Beaugrand, directeur de recherche à l’Inrae – qui a encadré l’étudiante – sur les résultats de l’étude publiée dans Journal of Cultural Heritage, le 7 novembre 2021, l’intérêt de ces matériaux plus écologiques mais également des prochains travaux.
Techniques de l’Ingénieur : Pourquoi avoir choisi des tissus issus de l’art pour faire votre étude ?
Johnny Beaugrand : On dit souvent que les fibres biosourcées ne sont pas durables dans le temps. Avec cette étude sur un linge mortuaire de plus de 4 000 ans et des tableaux italiens de la Renaissance, nous avons démontré que ce n’était pas le cas. Grâce aux connaissances historiques, nous avions une traçabilité sur le stockage, l’environnement de conservation et le traitement de ces matériaux à base de lin. Nous souhaitions déterminer les différents facteurs environnementaux pouvant impacter ou détériorer les fibres pour en tenir compte dans le développement des futurs écomatériaux, en intégrant par exemple le vieillissement chimique.
Le linge mortuaire vieux de plus de 4 000 ans n’a pas subi de variation importante d’humidité et de température : il était stocké dans un milieu relativement sec, dans le désert, puis stocké dans de bonnes conditions dans les musées. Il n’a pas subi de dégradation biologique puisque les conditions de température et d’humidité ne favorisaient pas le développement de microorganismes, ni de dégradation chimique.
Pour ce qui est des tableaux italiens, nous avions demandé à la fois des échantillons en bonne santé et d’autres malades. Nous avons vu que les fibres de lin des tableaux, qui sont sous tension, ont presque les mêmes constituants, les mêmes cartes d’identité que celles des linges égyptiens ou les fibres modernes. Alors qu’il y a de la peinture. Leur conservation était bonne, dans un environnement ni trop sec, ni trop chaud, sans traitement chimique agressif pour les fibres.
Quels sont les résultats de votre étude ?
On a comparé les effets des variations de température et d’humidité sur les tableaux italiens et les linges mortuaires, ainsi que les agressions chimiques et biologiques. Ce sont les trois grands facteurs qui peuvent apporter du vieillissement à ces fibres. Pour les fibres égyptiennes, l’impact du temps est relativement modeste. Lorsqu’on compare les propriétés mécaniques, la composition et l’organisation des molécules des fibres de lin, elles sont quasi similaires à celles d’aujourd’hui. Elles sont un peu plus fragiles et cassantes, mais c’est vraiment léger. Et leur conservation est assez bonne pour leur âge. Ce qui est positif pour l’utilisation industrielle de ces fibres.
Par contre, avec les tableaux, nous avons deux types de vieillissement ou de maladie. Dans un cas, le tissu a reçu un traitement au 18e siècle, une couche de protection à base de colle animale. Nous avons retrouvé ces traces par microscopie infrarouge. Au lieu de préserver les tableaux dans le temps, les espèces chimiques, encore actives, ont au cours du temps commencé à dégrader les fibres.
Dans un autre cas, avec un traitement du même type, mais des conditions humides favorables au développement des microorganismes, nous avons observé certains fongiques faire des tunnels à l’intérieur des fibres. Ces matières sont riches en carbone et c’est un bon substrat pour ces espèces.
Comment avez-vous étudié ces matériaux ?
Nous avons utilisé différents outils permettant de voir la composition des fibres à l’échelle atomique, avec la spectrométrie à résonance magnétique nucléaire, mais également à l’échelle moléculaire, avec une approche d’imagerie non destructrice, la microscopie biphoton. Une technique qui avait déjà été utilisée sur des pièces capillaires mais jamais sur des fibres. Cette technique nous permet d’avoir une observation directe, pour voir par exemple s’il y a des zones d’écrasement, des coupures, des fissures ou encore une compression. On peut voir assez finement la matière sans avoir à apporter trop d’énergie avec le faisceau d’émission. Si on apporte trop d’énergie, la matière peut être endommagée. Cette technique permet d’avoir un bon compromis entre la finesse d’observation, la résolution spatiale et la limitation de la dégradation.
Le lin d’hier est-il le même qu’aujourd’hui ?
Non, pas tout à fait. Il y a beaucoup de caractères en commun entre la fibre d’il y a 4 000 ans et la fibre d’aujourd’hui. Par contre la plante, on sait qu’elle était un peu différente : le génome et la morphologie de la plante ont changé, il y a eu de la sélection variétale depuis un siècle sur le lin car c’est vraiment une plante industrielle. Les critères de rendement – plus de fibres, plus hautes – font que les fibres d’aujourd’hui ne sont pas tout à fait les mêmes qu’il y a 4 000 ans. Par contre, la constitution et la fiche d’identité de la fibre est quasiment la même, ce qui est quand même amusant.
La fibre qu’on utilise dans le textile ou les applications composites a un rôle de renfort dans la plante. C’est elle qui donne le soutien qui permet cette croissance verticale de la plante. Cette structure c’est le fruit de l’évolution depuis plusieurs millénaires. Et depuis 4 000 ans jusqu’à aujourd’hui, on n’a pas vu d’évolution majeure. On a sélectionné des plantes qui ont plus de fibre et des temps de croissance plus courts. Mais le constituant de base, la fibre, est à peu près le même.
En quoi les résultats de votre étude sont-ils utiles pour les écomatériaux d’aujourd’hui ?
Cela nous a renseignés sur la façon dont il faut conserver les fibres, mais également sur leur durabilité. Certaines espèces chimiques, notamment les acides, sont à éviter, et les changements d’humidité. À la fois, c’est une problématique pour les écomatériaux mais également un avantage si on veut créer de l’obsolescence programmée ou améliorer la recyclabilité de pièces composites difficiles à dégrader.
En effet, il y a de gros soucis de recyclage sur certaines pièces de structures comme dans le transport, l’énergie éolienne ou encore les satellites. Ces structures sont composées de composites, sont multimatériaux et très riches en fibre de carbone. Le problème : elles sont faites pour durer des centaines d’années. Et c’est difficile, ensuite, de séparer les composants pour les envoyer en filière de recyclage. Mais nous avons des pistes pour améliorer le potentiel de recyclabilité.
Lesquelles ?
En mettant des zones de faiblesses où, sous l’effet d’une stimulation environnementale comme l’eau par exemple, nous pourrions aider à mieux séparer les couches. Une sorte de mille-feuilles. Nous avons vu que pour les fibres naturelles, si elles sont stockées dans de bonnes conditions sans être en contact avec de l’eau, il n’y a pas de soucis sur leur durabilité. Mais si elles le sont, elles interagissent, ce qui peut créer des défauts de matériaux. Et cela peut nous aider à mieux séparer les composants dans les pièces. L’Europe essaie de promouvoir cette stratégie avec des financements.
De plus, la sensibilité peut être utilisée comme un avantage sérieux. Car dans certains secteurs d’applications, certaines pièces ne méritent pas d’avoir des critères de durabilité de 50 ans. Par exemple les produits de maraîchage en plastique que l’on essaie de substituer. Il y a par exemple des normes de filets de pêche qui ne doivent pas avoir des durées de vie de plus de 5 ans. Des sociétés en lien avec des universitaires ont réussi à en créer, en revenant à des fibres naturelles avec des agents de surface permettant de protéger les fibres… mais pas trop. Au bout de quelque temps, le filet va commencer à se dégrader.
Quelle est la suite de ces travaux ?
Avec mon collègue Alain Bourmaud et le Synchrotron Soleil, nous allons travailler dans la continuité de ces travaux, avec un échantillon plus large, en partenariat avec l’Institut français d’archéologie du Caire. Nous allons travailler avec le réseau de musées égyptiens et on va pouvoir obtenir beaucoup plus de matières premières et d’informations. Ce travail portera exclusivement sur le lin car c’est une plante européenne. Il y a eu beaucoup de recherches sur cette plante. Et nous pensons que c’est un modèle de choix car nous pouvons remonter très loin dans le passé avec les textiles, les cordages, etc.
Allez-vous travailler sur des échantillons plus récents ?
Oui, par exemple ceux principalement dans les transports, comme l’automobile. On cherche à remplacer les fibres de verre par des fibres de lin qui sont plus légères, avec d’excellentes propriétés mécaniques. Mais il faut qu’on aide les entreprises à utiliser le lin sans avoir à réviser tout leur procédé, pour que cela ne soit pas trop cher. Il faut pouvoir utiliser le lin sans perdre en cadence et en productivité. Avec le lin, on a du gros potentiel, mais il y a d’autres espèces botaniques pouvant également remplir la fonction. Le lin est surtout, au niveau français, le fleuron de la fibre, et nous avons un patrimoine industriel. Si on veut faire des changements, bons pour la planète, autant taper sur les gros volumes et que cela percole dans d’autres secteurs.
A-t-on les capacités de production suffisantes pour répondre aux besoins ?
Les matières premières de lin, mais également de chanvre dont les fibres sont intéressantes pour les écomatériaux, n’ont pas pu pourvoir les demandes. Les prix du lin ont encore explosé. Pourtant, les surfaces cultivées augmentent d’année en année, 3 à 5 % par an, mais la production ne suffit pas. Avec les nouvelles réglementations et les lois européennes, notamment sur le taux de CO2 émis par les véhicules et le bâtiment, les grands groupes sont obligés de se pencher sur le biosourcé, et donc de s’approvisionner. Ce qui crée un pic de demande, notamment cette année. Mais même s’il y a un gros effort industriel, des collectivités et des régions, qui aident à financer de nouvelles usines, nous n’avons pas les capacités, aujourd’hui, pour fournir la demande.
Ces cultures viennent-elles concurrencer les cultures vivrières ?
Le lin est une culture en rotation avec des cultures vivrières type pomme de terre. La culture va dépendre du prix de revient. Si on promet aux agriculteurs que leur production sera achetée sur un certain nombre d’années, ils feront les investissements. Les filières lin et chanvre se sont développées ces dernières années et ont permis d’agrandir les surfaces exploitées.
Pour ce qui est du chanvre, on le cultive sur des terres marginales, qui ont moins d’intérêt. Il est beaucoup moins exigeant, car il ne nécessite pas d’intrant, et peu de phytosanitaire. La contrepartie : les rendements sont moins importants. Actuellement la filière voudrait aussi stimuler la productivité en faisant plus de sélection variétale. Il y a des programmes qui se lancent et des sélectionneurs qui viennent voir l’Inrae pour faire travailler sur le sujet. Je commence d’ailleurs une chaire industrielle – Agrapi – avec le producteur de semences Hemp-il ADN et l’Ensam d’Angers.
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