Fondée en 2017 par Alexandra Desserre, l’Agence Smart Industry propose aux industriels de les accompagner dans la mise en place d’une stratégie de digitalisation. Elle privilégie pour cela la rencontre avec les acteurs sur le terrain afin de ne pas écarter l’humain des démarches de numérisation de son outil de travail.
Implantée sur trois sites en France, l’Agence Smart Industry accompagne chaque année une trentaine de sociétés dans leur digitalisation. Traitant à 70 % avec des PME, l’agence fondée par Alexandra Desserre a tissé des liens forts avec l’industrie aéronautique, mais accompagne également des entreprises de l’agroalimentaire ou encore de l’industrie pharmaceutique. Disposant ainsi d’un point de vue privilégié sur l’industrie, sa présidente nous livre sa vision du niveau de digitalisation des usines françaises, des solutions adoptées et du chemin restant à parcourir.
Techniques de l’ingénieur : Comment l’agence que vous dirigez a-t-elle vu le jour ?
Alexandra Desserre : L’Agence Smart Industry a été créée en 2017, elle aura donc cinq ans en juillet prochain. J’ai créé l’agence suite à une expérience que j’ai eue en tant que Directrice de la digitalisation au sein d’une industrie, dans le milieu du cognac. Ce qui m’animait dans ce type de projet était de le monter, de le manager… Je me suis posé beaucoup de questions et j’en suis arrivée à la conclusion que ce que j’aimais faire, c’était définir la stratégie et mettre en place les choses, mais je ne me voyais pas forcément dans dix ou vingt ans toujours au sein de cette société. J’ai donc fait un benchmark des besoins et je me suis dit que s’il y avait des besoins de digitalisation dans ce grand groupe, c’est certainement que d’autres entreprises se posaient aussi des questions sur ce type de démarche. J’ai donc proposé à mon directeur de l’époque de créer mon agence et de finaliser le projet chez eux en leur demandant d’être mes premiers clients. Il m’a dit « bingo ! » et ça a donc commencé comme ça.
Comment l’agence a-t-elle évolué depuis sa création ? Quels sont les principaux services que vous proposez aujourd’hui ?
Nous sommes aujourd’hui 12 personnes, réparties au sein de trois entités. Il y a tout d’abord le site d’Angoulême, notre siège. Nous avons aussi ouvert une agence l’année dernière à Bidart, à côté de Biarritz, et nous sommes en train d’ouvrir une troisième agence à Avignon. C’est en train de se faire et l’agence devrait être opérationnelle pour septembre.
Nous proposons aujourd’hui deux grands lots de services. Le premier correspond à ce que nous appelons « l’analyse fonctionnelle », qui consiste à proposer à l’industriel de définir avec lui une stratégie de digitalisation, autour d’une méthodologie qui s’appelle la méthodologie DILO, pour « Day in the life of… ». Le but est d’aller sur le terrain et de rencontrer les personnes qui créent de la valeur au sein de l’industrie. Nous partons en effet du principe que ces personnes n’ont pas attendu la digitalisation pour créer de la valeur. Nous cherchons donc à identifier avec elles comment elles utilisent les systèmes et ce qui leur fait perdre du temps ou des données. À partir de cela, nous pouvons établir une « maturité digitale » : nous classons toutes les actions effectuées au sein de l’entreprise autour de plusieurs axes et notamment une question : est-ce pertinent de digitaliser ? Il ne faut en effet pas digitaliser à tout prix… Nous arrivons ainsi à l’élaboration d’une liste de solutions potentielles que nous aimerions soumettre à l’industriel, tout en sachant que nous ne vendons pas de solutions et ne prenons pas de commission. Nous leur garantissons ainsi une objectivité la plus totale. C’est un gros point positif qui explique sans doute pourquoi tant d’industriels nous appellent.
En parallèle, nous avons aussi trois personnes au sein d’un service informatique interne qui appliquent la même méthodologie DILO, sur le terrain, mais pour se pencher cette fois sur la partie infrastructures : les serveurs, la téléphonie, le wifi, l’accès à internet par la fibre, le site web… Nous sommes également certifiés en matière de cybersécurité, ce qui nous permet de réaliser un test d’intrusion « en boîte noire », pour évaluer le degré de maturité de l’entreprise en matière de cybersécurité. Nous accompagnons environ 70 % de PME et pour ces petites sociétés il est crucial de parler d’infrastructures quand on parle de digitalisation. Nous nous sommes aperçus que les personnes avec qui nous interagissions n’étaient pas forcément formées ou matures pour parler d’informatique. Nous apportons donc aussi de la pédagogie. Tout cela fait ainsi partie du premier lot de services que nous proposons.
En ce qui concerne le second lot, il s’agit de MOA[1] et de formation. Nous pouvons aussi proposer à l’industriel, une fois les solutions de digitalisation choisies, de continuer à l’accompagner dans le management de son projet de digitalisation.
Vous indiquiez accompagner environ 70 % de PME. Y a-t-il des secteurs plus particulièrement représentés parmi vos clients ?
Nous essayons de toucher tous les types d’industries. Nous sommes en effet des industriels à part entière avant d’être des spécialistes en stratégie de digitalisation. Nous avons toutefois un lien assez fort avec le domaine de la métallurgie, et plus particulièrement le secteur de l’aéronautique. Nous faisons ainsi partie du programme qui s’appelle le GIFAS[2] et qui rassemble un grand nombre de sociétés répondant à cette typologie. Nous avons aussi des clients dans d’autres domaines : mise en bouteilles, agroalimentaire, pharmaceutique… Nous ne sommes par ailleurs pas fermés et nous voulons avant tout établir un échange avec l’industriel dans le but d’être efficients pour lui. Tout sujet est étudié. Nous accompagnons, au cours d’une année, une trentaine de sociétés.
Prévoyez-vous éventuellement de faire évoluer, de compléter votre offre de services dans les mois à venir ?
Cette année, nous avons voulu accentuer l’offre sur la partie informatique. Il s’avère qu’il existe aujourd’hui des besoins en matière de cybersécurité chez des industriels qui sont déjà relativement matures et ont déjà mis en place une stratégie de digitalisation. Ils n’ont donc pas forcément besoin d’un regard opérationnel, et nous aimerions soutenir un peu plus la partie informatique seule.
Cela implique des recrutements…
Oui, exactement. Nous sommes en recherche active d’un profil plutôt orienté « Business development » qui pourrait être actif sur les trois agences. Il est toujours compliqué de trouver la perle rare, mais nous ne désespérons pas ! Au gré des projets, d’autres recrutements sont aussi possibles, notamment sur nos agences en croissances de Bidart et Avignon. Nous souhaitons avant tout apporter de l’humain dans la digitalisation, et cela passe par la proximité. Nous voulons donc favoriser cet aspect en maillant, à terme, le territoire le plus finement possible. Nous réfléchissons ainsi à une autre localisation qui serait plus proche de la Bretagne… Et nous ne sommes pas fermés, des opportunités peuvent se présenter à tout instant.
De par vos activités, quelle vision avez-vous du niveau de digitalisation de l’industrie française ? Sommes-nous plutôt en retard, ou en avance… ? Observez-vous des différences en fonction des domaines d’activité ?
De manière très générale, j’observe qu’il y a eu un « avant » et un « après Covid », et ce de manière vraiment très prononcée. Je pense que les industriels ont une vision qui a changé parce qu’ils ont été « forcés », même si le terme est peut-être un peu fort, à se confronter à l’industrie 4.0. Le Covid leur a soit laissé le temps, car ils avaient un peu moins d’activités, soit ne leur a pas laissé le choix : il leur fallait, pour certains, avoir une stratégie de digitalisation afin d’être plus productifs. Je ne rencontre désormais plus un industriel, tous secteurs confondus, qui ne soit pas au courant de ce qu’est l’industrie 4.0. Quand j’ai commencé, certains étaient perdus sur ce sujet et pensaient que cela n’était pas fait pour eux, ou y étaient totalement hermétiques. Il doit encore y en avoir, mais ils sont de moins en moins nombreux.
Au-delà de cette vue globale, il y a effectivement, je pense, des domaines bien plus avancés que d’autres. De l’expérience dans l’aéronautique que je peux par exemple avoir en participant au programme du GIFAS, je constate que le niveau de maturité dans ce domaine n’est pas négligeable. Des outils sont déjà en place depuis quelques années. Ils ont parfois été mis en place car il y avait une forme d’opulence dans ce domaine d’activité-là : avant le Covid, c’était une industrie qui fonctionnait très bien et qui avait donc beaucoup d’argent à disposition. Des outils ont donc parfois été mis en place sans trop savoir à quels besoins ils allaient permettre de répondre. Pour autant ils sont là, et un gap a été franchi. Cette tendance s’observe moins dans d’autres domaines qui auraient pourtant des besoins, comme l’agroalimentaire. Notre but est donc de les prendre par la main pour leur montrer en quoi une stratégie de digitalisation cohérente peut leur être bénéfique.
Quels sont justement les bénéfices que peut tirer un industriel de la mise en place d’une stratégie de digitalisation ?
Indéniablement, je pense qu’une véritable attractivité s’opère sur la montée en compétences. Ce que nous voyons sur le terrain, en rencontrant les opérateurs, les techniciens, ceux qui font la donnée, c’est qu’ils réalisent énormément de tâches sans valeur ajoutée. La digitalisation peut être un réel levier de montée en compétences. Cela ne laisse heureusement pas les opérateurs indifférents. Je pense que c’est la chose la plus importante pour recentrer la digitalisation autour de l’humain. Les métiers vont changer, la digitalisation va permettre de simplifier les tâches, de supprimer au maximum celles qui sont sans valeur ajoutée et cela va montrer aux opérateurs que l’on a besoin d’eux et de leur expertise : ils voient des choses que personne d’autre ne voit au cours d’une journée.
L’âge peut-il avoir une influence sur l’intérêt ou au contraire les craintes des salariés pour la digitalisation ?
Certes, un jeune est né avec la digitalisation, les smartphones, les réseaux… Mais quand on vient d’intégrer un outil digital, parmi le panel de personnes à former, finalement on se rend compte que la personne qui, de prime abord, a une appétence naturelle pour ce genre d’outil, est en fait celle qui va le moins écouter. Une personne d’un certain âge, y compris si elle n’est pas à l’aise avec les technologies, va être plus attentive, à l’écoute. Un jeune peut prendre cela un peu plus à la légère. On se retrouve donc avec des personnes moins à l’aise de prime abord qui vont finalement maîtriser l’outil de manière plus rapide parce qu’ils auront été plus attentifs au cours de la formation.
Même si vous n’en proposez pas directement, quelles solutions pouvez-vous préconiser lorsque vous établissez une stratégie de digitalisation ?
Sur le domaine qui nous concerne, car nous sommes vraiment spécialisés sur la partie conduite opérationnelle des processus de fabrication, il existe différents groupes de solutions. Sur la première marche de digitalisation, il s’agit principalement d’outils-métiers comme les ERP[3]. Il faut souligner que beaucoup d’industriels ne maîtrisent pas leur ERP ou n’en ont tout simplement pas. Il peut aussi s’agir de CAO ou de CFAO[4], des outils qui existent depuis plus de vingt ans, qui sont connus, mais pour autant pas forcément maîtrisés.
Cette première marche est la plus importante, elle est indispensable pour accéder aux niveaux supérieurs de digitalisation.
On passe ensuite à de la digitalisation de deuxième niveau, avec des outils de type MES[5] par exemple, qui permettent de connecter les machines et d’automatiser certains processus de qualité, de maintenance, avec de la GMAO[6]. L’idée est de réceptionner les données réelles de production pour pouvoir les confronter aux données théoriques paramétrées dans l’ERP. Cela permet de mesurer les différents niveaux de productivité, de qualité, de maintenance etc.
Il y a enfin un niveau supplémentaire qui vise à automatiser encore plus les informations reçues. Il s’agit dans ce cas de solutions d’IoT[7], et, potentiellement sur certains outils, d’intelligence artificielle. Cela permet de guider les personnes dans leur prise de décision.
Quels sont les points de vigilance à garder en tête lorsque l’on envisage de déployer toutes ces solutions de digitalisation ?
Le risque majeur d’un projet de digitalisation c’est l’humain. On le voit avec le salon Global Industrie, il existe des solutions technologiques pour quasiment tous les besoins. En revanche, si l’on n’a pas bien exposé le besoin, les problématiques, rencontré les humains, le plus gros problème que l’on rencontrera au moment de la mise en place de la solution sera l’humain. C’est lui en effet qui utilisera cette solution.
Les risques techniques existent, bien entendu, mais restent identifiés comme tels : on va donc logiquement trouver des réponses adaptées. En revanche, si un humain se refuse à utiliser une solution parce qu’elle ne lui semble pas adaptée, cela peut être très compliqué. C’est pour cela que nous mettons un point d’honneur à mettre l’humain au cœur de la digitalisation : nous prenons le temps d’échanger, de rassurer les personnes en leur montrant pourquoi elles auront de la valeur demain. On entend parfois des craintes autour du remplacement de certains emplois par des robots. C’est typiquement le genre de chose à éviter, et il faut l’expliquer aux salariés. Il faut leur montrer que sans leur cerveau, sans leur regard et sans leur expertise, on aura beau avoir la meilleure solution de digitalisation au monde, cela sera vain. C’est de l’humain dont on a besoin avant tout.
La digitalisation est-elle, selon vous, un processus que l’on peut réaliser en un temps donné, avec une date de fin, ou s’agit-il au contraire d’une démarche au long cours ?
De la même manière qu’une entreprise a un service d’amélioration continue pour les services de production, je pense que la digitalisation peut elle aussi évoluer en continu. Si l’on optimise un processus, si l’on change d’approche, si l’on répond à un nouveau client qui nous demande des choses différentes, forcément, il faut que l’on optimise et que l’on améliore ce que l’on fait déjà. Il en va de même avec la digitalisation.
Ce que nous faisons, généralement, avec les industriels c’est que lorsque nous clôturons la mise en place du projet de digitalisation, nous proposons un lot peu important financièrement, à 4 000 € par an, qui consiste à suivre le projet de digitalisation dans le contexte de l’amélioration continue et éviter ainsi de tomber dans l’obsolescence.
Selon vous, quel chemin reste-t-il à parcourir, dans l’industrie française, en matière de digitalisation ?
C’est très compliqué à dire… Les niveaux de digitalisation sont très différents. On peut parfois être surpris : de toutes petites PME peuvent avoir un niveau de digitalisation énorme, alors que des grands groupes digitalisent pour digitaliser et au final se retrouvent avec des outils qui ne sont pas forcément les plus pertinents. Je pense donc qu’il s’agit d’un processus continu, un cercle vertueux, qui n’atteindra pas forcément un jour un niveau de perfection. On est en tout cas sur une pente très croissante quant au niveau de maturité des industriels.
[1] Maîtrise d’ouvrage
[2] Groupement des industries françaises aéronautiques et spatiales
[3] Un ERP (Enterprise Resource Planning) ou PGI (Progiciel de Gestion Intégré) est un système d’information qui permet de gérer et suivre au quotidien l’ensemble des informations et des services opérationnels d’une entreprise. (Source : Cegid)
[4] Conception et Fabrication Assistée par Ordinateur
[5] Manufacturing Execution System : logiciel de pilotage de production collectant les données de production en temps réel grâce à l’analyse de la traçabilité, au contrôle qualité, au suivi de production, à l’ordonnancement et à la maintenance préventive et curative. (Source : Quasar Solutions)
[6] Gestion de maintenance assistée par ordinateur
[7] Internet of things : internet des objets
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