Bras armé de l’État pour mettre en œuvre la transition écologique, l’Ademe a réalisé un important travail de prospective publié fin novembre 2021. Dans le prolongement des Visions 2030-2050 qu’elle avait produites en 2013, ses nouveaux scénarios regroupés sous le nom Transition(s) 2050 enrichissent le débat déjà bien nourri par les travaux du gestionnaire du réseau de transport d’électricité RTE et ceux de l’Association négaWatt pour savoir comment atteindre la neutralité carbone.
L’approche retenue par l’Ademe est globale : elle concerne tous les secteurs d’activités et toutes les consommations et ressources énergétiques en France (hors soutes internationales). Elle fait tout d’abord le constat qu’une poursuite des mesures actuelles ne serait pas suffisante pour réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES) au niveau requis par la loi de transition énergétique pour la croissance verte et encore moins à celui attendu par le futur objectif européen dans le paquet Fit for 55 %. Il est donc urgent d’accélérer les mutations sociotechniques nécessaires.
Quatre modes de vie contrastés
Afin de donner une image contrastée des évolutions possibles, l’Agence de la transition écologique a choisi de modéliser quatre scénarios très différents. Chacun a sa propre cohérence et atteint la neutralité carbone en 2050, mais pas avec les mêmes ressorts.
S1 est un scénario dit de « Génération frugale ». Il pousse les curseurs de la sobriété encore plus loin que ceux de négaWatt, avec une économie très locale, dans des villes plutôt moyennes et des zones rurales, une consommation de viande divisée par trois, une rénovation massive des bâtiments, une réduction de 32 % du nombre de kilomètres parcourus par personne et une priorité donnée aux low-techs.
S2 est un schéma de « Coopérations territoriales » où la sobriété joue aussi un rôle important mais plus progressif, dans le cadre d’une gouvernance partagée. La rénovation énergétique des bâtiments est aussi accélérée, la réindustrialisation est ciblée dans certains secteurs avec un fort recyclage des matières, la consommation de viande est divisée par deux, la mobilité est un peu plus réduite (-17 %).
S3 se veut le scénario des « Technologies vertes ». La recherche d’efficacité énergétique est portée par un regain de technologies (notamment numériques), tout comme la décarbonation de l’industrie et du transport par l’électrification et le recours au vecteur hydrogène. La rénovation des bâtiments est prévue en la couplant à un plan de destruction/reconstruction, l’agriculture reste majoritairement intensive et on augmente les surfaces de cultures énergétiques.
S4 fait le « Pari réparateur » de la société et de l’environnement en amplifiant au maximum le recours aux technologies. Développement des grandes zones urbaines, artificialisation des sols, hausse importante de la mobilité (+28 %), forte exploitation des ressources naturelles et notamment de la biomasse, etc. L’augmentation de l’empreinte environnementale dans ce scénario n’est compensée que grâce au développement de nombreuses technologies comme le captage et le stockage artificiel de CO2.
En termes énergétiques, les quatre scénarios font appel à une réduction de la demande (entre 23 % et 55 % par rapport à 2015) et à une forte proportion d’énergies renouvelables dans la production, à hauteur d’au moins 70 %. L’Ademe prévoit de détailler fin janvier 2022 la façon dont le mix électrique évoluerait dans les quatre scénarios.
L’électricité devient en effet le vecteur énergétique principal. Mais la chaleur et le gaz sont aussi très présents, ce qui implique notamment une plus forte mobilisation de la biomasse (hors usages alimentaires) qui passerait de 49 Mt de matières sèches en 2017 à 104-107 Mt dans les scénarios S1 et S2, et à 128-124 Mt dans les scénarios S3 et S4. La gestion de la forêt et l’agriculture sont donc au cœur de la transition écologique.
Des conséquences très diverses
Évidemment, ces quatre scénarios n’invoquent pas le même imaginaire, entre S1 qui pose la question de l’acceptation d’une forte sobriété et S4 qui prend un risque élevé en pariant sur le développement exacerbé de nombreuses technologies. La vertu de cette modélisation est justement d’évoquer ce grand écart théorique et de mettre sur la table les conséquences de ces choix variés. Les bilans sont très différents et donnent l’occasion d’en débattre.
L’atteinte de la neutralité carbone n’est pas en question puisque c’est l’objectif de la modélisation. Mais la façon d’y arriver par des puits artificiels fait l’objet de fortes interrogations dans les scénarios S3 et S4 (voir encadré en bas de l’article). À l’inverse, les puits biologiques suffisent dans les scénarios S1 et S2 grâce à l’augmentation de la capacité de stockage naturel dans la biomasse et les sols (forêt et changement de pratiques agricoles).
Un autre impact différenciant est le recours à l’hydrogène. Il est important dans S1 et S2 pour servir de variable d’ajustement à la part importante d’énergies renouvelable, avec un ajout non négligeable pour le transport et l’industrie de l’acier dans S2. La consommation d’hydrogène dans S3 équivaut à celle de S2 mais avec une répartition faisant la part belle à la chimie. S’appuyant sur d’autres technologies, S4 a un besoin d’hydrogène à peine plus élevé que le scénario tendanciel.
Dans tous les scénarios, la baisse du gaspillage alimentaire et de la suralimentation, l’utilisation de produits de saison, le rééquilibrage entre protéines animales et végétales permettent de réduire les émissions de GES de nos repas. Mais S3 et S4 restent plus émetteurs (autour de 60 MtCO2eq) que S1 et S2 (autour de 40 MtCO2eq).
Les deux scénarios les plus sobres sont aussi structurellement moins impactants sur l’environnement. S1 et S2 consomment ainsi moins d’eau pour l’irrigation (entre 1,85 et 2,28 milliards de m³ en 2050), permettant de faire baisser la charge sur la ressource hydrique, alors que S3 et S4 l’augmentent (3,07 et 4,5 Md m³). Ils font deux fois moins appel aux biocarburants (entre 50 et 60 TWh en 2050) que les deux autres scénarios, S3 et S4 reposant d’ailleurs plus sur les biocarburants avancés. Dans la construction neuve, S1 et S2 mobilisent environ deux fois moins de matériaux (ciment, sable, granulats, etc.) que S3 et S4. Par contre, ils nécessitent un plus fort taux de matières premières recyclées grâce à des modèles industriels reposant plus sur l’économie circulaire. Enfin, S1 et S2 génèrent beaucoup moins de déchets ménagers et assimilés (172 et 184 kg par habitant et par an) que S3 et S4 (363 et 484 kg/hab.an).
Toutes ces données seront complétées d’ici mars 2022 pour les 30 ans de l’Ademe, particulièrement sur les volets métaux, qualité de l’air, usage des terres et qualité des sols, empreinte matière et bien sûr emplois et investissements.
À quel niveau porter les puits artificiels de CO2 ?
Les scénarios S1 et S2 de l’Ademe atteignent la neutralité carbone en n’ayant pas ou très peu recours au captage et stockage de CO2 (CCS) dans l’industrie et aux « puits technologiques ». Derrière ce terme se cachent deux acronymes : le BECCS consistant à capter les émissions de CO2 de centrales utilisant des bioénergies et le DACCS réalisant le captage directement dans l’air. Ces technologies sont utilisées dans S3 mais surtout dans S4 qui fait le pari de leur développement massif. Pourtant, actuellement en France, le BECCS n’existe que sur le papier et le DACCS est quasi-inconnu. Ce dernier repose sur l’absorption liquide ou l’adsorption solide du CO2, ce qui nécessite une forte consommation d’énergie (de 1,5 à 2,8 MWh/tCO2), d’eau (90 m³ pour une tonne de carbone soustraite à l’atmosphère) et une grande occupation des sols (100 m²/ ktCO2).
Conséquence : la consommation d’électricité dans le scénario S4 pour les technologies de CCS, de BECCS et de DACCS atteint 59 TWh quand elle est inférieure à 10 TWh pour S3, inférieure à 5 TWh pour S2 et nulle pour S1.
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