A trop focaliser sur les apports techniques et économiques de ces nouvelles technologies, les acteurs du secteur courent le risque de passer à côté de l’essentiel : leur adoption par les particuliers. Pour permettre à ce marché d’atteindre une masse critique, le consommateur devra se sentir pleinement impliqué. Une démarche qui demandera du temps et nécessitera de développer une argumentation moins « rationnelle ».
Une distinction très forte entre sphères publique et privée
Une personne peut être très rationnelle dans ses choix de consommation lorsqu’elle se trouve dans un espace public ou professionnel et agir à l’inverse une fois chez elle, la sphère privée restant synonyme de confort et d’opulence.
« Si, sur son lieu de travail, un individu accepte facilement que le chauffage n’excède pas 19° », commente ainsi Stéphane Hugon, « il considèrera paradoxalement tout aussi normal d’avoir une température de 24° à son domicile. »
L’argument économique, prôné par les acteurs des futurs réseaux énergétiques intelligents, se confronte aujourd’hui à une dimension anthropologique sous-estimée et fortement liée à l’éducation de chacun.
En effet, même si une prise de conscience existe quant à l’importance de modérer sa consommation énergétique, dans les faits, les actes individuels allant dans ce sens restent marginaux.
« Actuellement, les smart grids ne sont pas compris, ni perçus comme des leviers d’économies et ont donc du mal à générer de l’engagement de la part des individus sur le plan comportemental.
Revoir son isolation, par exemple, sera un effort mieux consenti, car efficace immédiatement et, surtout, visible », souligne Stéphane Hugon.
Créer des passerelles de communication entre deux mondes
La façon d’expliquer l’offre au consommateur est primordiale pour obtenir son adhésion. Il s’agit de remplacer la logique technique par une logique de crédibilité et de confiance.
Sans le consentement du consommateur, les applications smart grids sont vouées à l’échec. « Si tous les consommateurs veulent que leur voiture roule bien, très peu regardent sous le capot.
C’est la même chose avec les smart grids : l’individu souhaite optimiser sa consommation d’énergie, mais ne s’intéresse pas à ce qui se passe à l’intérieur de son compteur électrique », précise Stéphane Hugon. Actuellement, les smart grids se retrouvent au centre de deux mondes, qui ne se comprennent pas ou peu : les habitants et les ingénieurs.
L’impératif est aujourd’hui de trouver des interfaces de langage commun aux deux univers.
Des freins techniques et sociologiques
Le premier frein à l’essor des smart grids dans notre société reste la méconnaissance du fonctionnement de notre système énergétique.
Avec ces technologies, le particulier n’est plus seulement consommateur, il devient producteur. Une dimension nouvelle et révolutionnaire, qui reste difficile à saisir pour le citoyen lambda.
« Notre système s’inscrit dans une culture de service public avec un opérateur historique et un rapport passif entre ce dernier et le consommateur. L’idée qui consiste à transformer l’individu en partenaire du distributeur est forcément déstabilisante », explique Stéphane Hugon.
La crainte de perdre le contrôle de son domicile, lieu sécurisant par excellence, est aussi un élément dissuasif.
Ainsi, la possibilité future pour l’opérateur, selon les pics de consommation, de baisser à distance les radiateurs ou de retarder de quelques minutes le cycle d’une machine à laver, par exemple, est générateur d’angoisse. Enfin, la recherche du confort et du plaisir, liée directement à l’utilisation de l’énergie, ne s’accorde pas avec la promesse, de rationalisation et d’économie faite par les acteurs du secteur.
« Perdre du bien-être pour un bénéfice de quelques euros par mois est un argument insuffisant, qui ne touchera qu’une frange minime de la population », souligne Stéphane Hugon
Adopter la logique des réseaux
Les smart grids peuvent être perçus comme le maillage réticulaire, tel qu’il existe aujourd’hui dans le monde de l’Internet, appliqué à l’énergie. En comprenant ce qui a fait le succès de ce réseau (la recréation de lien entre les individus), il est possible de mettre en place des systèmes d’échanges basés sur la confiance.
Il faut donc déplacer le curseur de l’argument économique vers celui de la création de richesse pour son environnement immédiat.
L’idée que, avec les économies d’électricité réalisées dans un quartier, nous serons capables d’alimenter une crèche, un immeuble ou un commerce de proximité redonne du sens aux projets de réseaux énergétiques intelligents, bien plus fédératrice que l’argument économique individuel.
« C’est par le collectif que la pratique consommatoire peut évoluer. Après avoir prôné l’individualisme, source d’ennui, d’isolement, voire de désenchantement, les Français ressentent le besoin de recréer du lien social, de s’enraciner à nouveau dans leur environnement, de se retrouver autour de projets communs. »
Ainsi, les expériences de solidarité se multiplient (Fête des voisins, AMAP, apéros sauvages, nombreuses créations d’associations, etc.) et cette tendance durable peut profiter aux technologies smart grids, en les inscrivant dans une logique d’échanges symboliques, au travers de nouvelles formes de collectivité.
Par Stéphane Hugon
Stéphane Hugon est sociologue, chercheur au Centre d’Etudes sur l’Actuel et le Quotidien (CEAQ), où il anime le GRETECH, un groupe de recherche sur la technologie. Une fois par semaine, il anime le séminaire « Vie quotidienne, imaginaire et post-modernité » à l’Université Paris Descartes – Sorbonne. Il est également le fondateur d’ERANOS, une société d’études qualitatives spécialisée dans l’identification et le décryptage des imaginaires sociaux contemporains. |
A propos de SG PARIS 2013 : la 3e édition de cet’événement dédié aux réseaux énergétiques intelligents se tiendra du 4 au 6 juin 2013 au CNIT – Paris La Défense et abordera les évolutions en cours dans le monde de l’énergie et des technologies IT.
Publié par Iris Trahin