La Russie a déposé en août dernier auprès de l’ONU une revendication sur quelque 1,2 millions de km2 en Arctique. La région est devenue ces dernières années une zone d’intérêt croissant pour les puissances riveraines.
L’Arctique est généralement décrite comme la région entourant le pôle Nord mais plusieurs définitions existent. La limite généralement admise est donnée par le cercle Arctique, où lors des solstices la nuit ou le jour durent 24 heures. Une autre définition s’appuie sur la courbe isotherme des 10 C°, qui marque la limite au-delà de laquelle la végétation mue. L’Arctique est une zone stratégique en raison de sa position géographique mais pendant longtemps, les conditions météorologiques hostiles et l’épaisse banquise ont empêché son exploitation. Depuis, la réduction de la calotte glacière en été s’est accélérée, et d’aucuns n’hésitent pas à annoncer déjà que la région, avec ses 4 millions d’habitants essentiellement autochtones, va devenir le prochain Eldorado. Si la réduction de la banquise est certes un changement de paradigme majeur, plusieurs indices incitent à la retenue.
Génèse
Le dépôt du dossier russe auprès de la commission des Nations-Unies chargée de valider les limites du plateau continental n’est pas une surprise. Cela fait déjà 15 ans que Moscou tente d’élargir sa souveraineté sur le Grand Nord, en vain. « Pour revendiquer ces espaces maritimes en Arctique, la Russie doit prouver par des preuves géologiques le prolongement de son plateau continental. C’est ce qu’elle a essayé de faire en 2001 avant d’être déboutée par manque de bases scientifiques », rappelle Frédéric Lasserre, directeur du Conseil québécois d’études géopolitiques à l’Université de Laval. Depuis, le Kremlin a relancé des études géologiques pour étayer son dossier.
Plus récemment, en 2007, les images d’un bathyscaphe de la marine russe plantant à la verticale du pole, à 4 261 mètres de profondeur, un drapeau en acier inoxydable, ont fait le tour du monde. Pour les médias, la course à l’Arctique et à ses potentielles richesses était lancée.
Objet de tous les fantasmes
Longtemps considéré comme un espace gelé, peuplé par d’éparses communautés, l’intérêt pour l’Arctique a grandi. Si durant la Guerre Froide, elle a été l’un des terrains de jeu favoris des sous-marins américains et soviétiques, la région attire désormais tous les regards en raison des importantes ressources naturelles inexploitées qu’elle recèlerait. Au premier rang desquelles de nombreux minerais. Au Canada, la région du Nunavut abrite des ressources en plomb, zinc, diamant, argent, or et cuivre. L’Arctique russe présente de fortes concentrations d’or, d’étain, de cuivre, de diamant, et de nickel.
Le Groenland est dans une situation atypique. Sous domination danoise, le territoire dispose d’une certaine autonomie. Il a été décidé en 2009 qu’il serait le bénéficiaire direct des revenus issus de l’exploitation minière. De nombreuses licences d’exploration ont été concédées, notamment au sud-ouest, ouvrant la voie à la production d’uranium (jusque-là interdite) et de terres rares. Le Groenland pourrait représenter 13% des réserves de ces métaux précieux que l’on trouve essentiellement en Chine et qui servent aux hautes technologies. A terme, les revenus miniers pourraient dépasser la dotation de 450 millions d’euros que le Danemark verse chaque année à l’île glacée, ouvrant la voie à une probable indépendance.
Autres ressources naturelles : les hydrocarbures. L’Arctique abriterait quelque 100 milliards de barils de pétrole et 40 000 milliards de mètres cube de gaz techniquement récupérables. Cela représente 3,5 années de consommation pétrolière et 15 années de gaz au rythme actuel, et respectivement 13% et 30% des réserves de pétrole et de gaz non découvertes. Un potentiel important qui se révèle chaque année un peu plus avec la réduction de la banquise. Certains gisements ont déjà commencé à être exploités notamment en Russie (Yamal) et aux Etats-Unis (Prudhoe Bay).
Mais ces chiffres sont à prendre avec précaution sachant que les rares estimations proviennent soit de l’US Geological Survey, soit du gouvernement russe. Les compagnies pétrolières qui ont lancé des campagnes d’exploration afin de confirmer le potentiel de la région ont eu des résultats décevants. La compagnie Shell a ainsi annoncé en septembre l’abandon des opérations d’exploration au large de l’Alaska, après avoir dépensé pas moins de 7 milliards de dollars. Opérer une plateforme en Arctique représente en effet un défi technique considérable pour résister aux conditions climatiques, aux glaces dérivantes et aux mouvements de la banquise. Cela induit des surcoûts importants que les cours actuels du baril ne peuvent couvrir. Le secteur estime qu’il faudrait un prix plancher de 110-120$ le baril pour que l’exploitation soit rentable. Avec un baril oscillant actuellement entre 45 et 50$, la volte-face des compagnies pétrolières n’est pas une surprise.
Raccourcis maritimes
La réduction de la banquise se traduit de deux manières. La première est l’augmentation du trafic maritime local qui entraîne une croissance des échanges et du développement économique en général. La deuxième a une portée internationale. Certains passages maritimes qui étaient jusque-là impraticables deviennent accessibles. Ainsi la route du Nord-Est longe les côtes russes, et permet de relier les ports de Rotterdam et de Tokyo sur seulement 14 000 kilomètres contre 21 200 km par le canal de Suez et 23 300 km par le canal de Panama. Le passage du Nord-Ouest, qui longe le Canada et les Etats-Unis, serait lui plus court pour les navires quittant Yokohama (Japon) pour rejoindre la Méditerranée en reliant Marseille par exemple. La libération de ces routes maritimes par les glaces offrirait une alternative intéressante pour les transporteurs qui s’affranchiraient ainsi de certains goulets d’étranglement comme Suez ou Panama. Ces liaisons ne sont pour l’instant navigables que deux à trois mois par an, en été. Dans les prochaines années cette période pourrait s’étendre de 3 à 6 mois, leur permettant ainsi de devenir de véritables « routes maritimes saisonnières ».
Pour autant, F. Lasserre ne voit pas la région devenir le hub maritime que certains prédisent : « En 2014, quelque 40 navires ont emprunté la route du nord dont un seul commercial. L’essentiel du trafic est à usage local (pêche, transport, exploitation). La structure de l’activité maritime commerciale correspond mal à l’Arctique. Elle a besoin d’un haut degré de fiabilité (moins pour le vrac) et de ponctualité. Ainsi contrairement aux autres routes, impossible de connaître 6 mois à l’avance l’état des passages arctiques. C’est une importante contrainte pour ce secteur. Par ailleurs, il existe finalement peu de lignes directes rentables telle que Rotterdam-Singapour. Dans les faits, les navires font beaucoup d’escales rendant l’alternative arctique moins pertinente ».
Intérêt international
Les Etats riverains ne sont pas les seuls à s’intéresser à l’Arctique. La France et l’Allemagne ont ainsi été les premiers à demander et obtenir le statut d’observateur au Conseil de l’Arctique, institution créée en 1996, dédiée à la protection de l’environnement, et depuis peu, à la coopération économique des huit nations du cercle arctique. Le couple franco-allemand a depuis été rejoint par l’Italie, le Japon, la Corée du Sud, Singapour, l’Inde et la Chine. Cette dernière est perçue avec méfiance par les Etats-Unis qui la voient multiplier des accords de partenariat avec certains pays de la région. L’Islande est ainsi devenue un partenaire de choix pour Pékin. Lors de la visite officielle du Premier ministre chinois de l’époque, Wen Jiabao, à Reykjavík, en avril 2012, la Chine a signé six accords de coopération dans les domaines de l’énergie et des sciences et technologies.
Cette diplomatie économique s’accompagne désormais de mouvements militaires. Des navires de combat chinois ont ainsi été vus en septembre dernier croisant dans la région. Il s’est avéré que des opérations d’entraînement étaient menées conjointement par les marines russe et chinoise. Une coopération qui n’est pas sans déplaire à Barack Obama qui a annoncé son intention d’augmenter la flotte de brise-glace (se résumant actuellement à deux) pour renforcer sa présence dans le Grand Nord. Une annonce qui a eu lieu quelques jours après le retour de mission du sous-marin nucléaire américain USS Seawolf sous le Pôle Nord.
Les Etats-Unis ont, en l’occurrence, une position ambiguë car s’ils veulent montrer ainsi leur détermination à défendre leurs intérêts en Arctique, ils sont en revanche exclus du processus onusien de reconnaissance de souveraineté. Et pour cause, « ils sont le seul pays à ne pas avoir ratifié le droit de la Mer. Une frange conservatrice du Congrès conserve depuis des années une minorité de blocage. Or, seul un pays signataire de la convention peut prétendre bénéficier de ses règles pour étendre sa souveraineté maritime. Les présidents Bush et Obama ont sondé le terrain, en vain. Il est donc peu probable de voir Washington déposer un dossier à l’ONU avant 15 ou 20 ans », estime F. Lasserre. D’ici là, il y a fort à parier que les autres Etats de l’Arctique auront pris un train d’avance.
Négociation
Entre les potentiels pétrolier, gazier, minier et les nouvelles routes maritimes qui s’ouvrent, on comprend mieux l’insistance de Moscou à voir reconnaître sa souveraineté sur une partie aussi vaste de l’Arctique. Mais la Russie n’est pas la seule sur les rangs. « La Norvège a déposé son dossier en 2006. Il a été validé l’année suivante. Le Danemark a lui tenté sa chance récemment, en 2013, mais la chronologie n’a pas d’importance. Car en cas de chevauchement entre les revendications, il revient aux Etats concernés de négocier une solution. En aucun cas la Commission de l’ONU ne trace de frontière », indique F. Lasserre. Un détail d’importance car il impliquera logiquement la tenue de négociations bilatérales voire trilatérales pour un même espace maritime.
Malgré les énormes enjeux, les revendications des Etats riverains semblent favoriser la négociation. Ainsi, Moscou et Oslo ont signé en 2010 un accord qui règle définitivement le différend frontalier en mer de Barents qui durait depuis plus de quarante ans. Ce type de tractations devrait se multiplier dans les prochaines années, notamment autour de la dorsale de Lomonossov.
Autre litige, le pôle Nord. Il est très prisé par les Etats riverains. F. Lasserre s’en amuse : « C’est purement symbolique, il n’y a rien là-bas. Mais l’opération sous-marine russe en 2007 a marqué les esprits. Son but était électoraliste avant tout. Au Canada, l’ex-Premier ministre Harper a quant à lui demandé aux fonctionnaires en charge du dossier de prolonger les revendications jusqu’au pôle. Là encore, seule le symbole motivait cette demande ».
Stratégie de long terme
Ces négociations et la relative stabilité politique qui en découle pourrait surprendre en raison des enjeux. « L’Arctique n’est pas une région conflictuelle comme on l’entend parfois, au contraire, elle est très stable », confirme Joël Plouffe, chercheur à l’Observatoire de la politique et la sécurité de l’Arctique (OPSA). Il y a en effet un décalage entre le traitement médiatique de l’Arctique depuis 2007, et la réalité des faits. Si l’intérêt des Etats pour la région est réel, on est loin de la « bataille pour l’Arctique », et ce, pour plusieurs raisons. Comme on l’a vu, l’exploitation des ressources naturelles reste un enjeu technique et économique. Par ailleurs, selon les estimations, entre 90% et 95% des potentielles réserves d’hydrocarbures se situeraient à l’intérieur de la zone économique exclusive (ZEE) des pays riverains. Les richesses que recèle l’Arctique seraient donc en grande partie déjà partagées et la conquête de nouveaux espaces ne changera probablement pas la donne en la matière.
L’Arctique ne devrait pas non plus devenir à court terme la zone de fort transit maritime internationale comme on l’entend parfois. Car bien que des passages s’ouvrent, la navigation reste complexe. La zone est encore mal connue, mal cartographiée selon les zones. Il faudra du temps pour dompter cette région en pleine mutation écologique. La Russie et les autres puissances régionales devront consentir des investissements colossaux pour mettre en place un système cohérent de stations météo, de satellites de navigation, de communication et de surveillance. Tel est le prix à payer pour disposer, demain, des moyens nécessaires pour étendre son influence dans cette région assurément géostratégique.
par Romain Chicheportiche
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