« Deuxième révolution numérique », « ubérisation ultime », « machine à confiance »... La technologie blockchain se développe à très grande vitesse, laissant présager rien moins qu’une révolution des usages du quotidien comparable à celle portée par l’Internet dans les années 90. Laurent Leloup, expert blockchain, publie "Blockchain, la révolution de la confiance" aux éditions Eyrolles. En voici un extrait.
Les questions que pose la blockchain sont extrêmement nombreuses. Au-delà de celles largement débattues autour de son utilisation réelle ou potentielle (disruption des tiers de confiance, sécurisation des échanges, gages d’authentification, technologies de partage de ressources, économies d’échelles, garantie des transactions, auto-exécution de contrats, décentralisation des processus, etc.) un certain nombre d’autres plus complexes à explorer se pose.
L’histoire des sociétés n’est jamais lisse ni linéaire. À des périodes de bouleversements brutaux généralement très rapides – souvent en moins de deux ou trois générations – succèdent de grandes époques beaucoup plus longues, durant souvent plusieurs siècles, où les acquis de ces courtes périodes de bouleversements fondent un réel commun satisfaisant plus ou moins la société. S’ils sont sans cesse réaménagés, corrigés, repris, améliorés, modifiés, il n’en reste pas moins que ces acquis forment un socle stable à partir duquel la vie en société est possible.
Révolutions et changements radicaux
Le monde des sociétés occidentales modernes tel qu’on le connaît actuellement a, pour faire court, moins de deux siècles. Il date de la Révolution de 1789 et de la révolution industrielle qui a suivi au xixe siècle. Les grands bouleversements précédents ont été principalement la Renaissance vers le xive siècle puis les Lumières entre le xvie et le xviie siècle.
Chacune de ces époques de changements radicaux – le monde tel qu’on le décrit et tel qu’on le vit n’est d’un coup plus du tout le même – a créé les outils dont elle avait besoin pour lui permettre d’accompagner et de réaliser ces changements ; on pense par exemple à l’imprimerie qui, originellement, avait été inventée en plein monde médiéval pour diffuser massivement la doctrine de la foi chrétienne et qui, au bout du compte, a surtout été utile à la modernité de la Renaissance pour diffuser ses thèses humanistes émancipatrices. On voit à travers cet exemple qu’une technologie quelle qu’elle soit peut donc être à la fois incrémentale – elle sert à améliorer, à modifier, à transformer la société mais sans jamais remettre en cause ses fondements ni les façons qu’elle a de décrire la réalité qu’elle vit (comme l’a été par exemple le passage de la machine à vapeur à la machine électrique qui a transformé toute l’industrie sans remettre en question les fondements purement économiques du « comment produire ») – et disruptive.
La blockchain cristallise cinq valeurs
Ce qui distingue et qualifie une technologie est donc, au-delà de ce pour quoi on dit qu’elle est faite, ce qu’elle porte ou ne porte pas comme nouvelle façon de voir et de dire le monde.
Il est probable qu’à travers la blockchain, ce soit en définitive notre monde qui, engagé dans toute une série de mutations extrêmement profondes, si profondes qu’elles remettent en question tout notre modèle sociétal patiemment édifié depuis près de deux siècles, trouve à exprimer quelques-uns des grands enjeux qui le traversent.
La blockchain en cristallise au moins cinq : la valeur, la monnaie, le travail, l’être-individu et la question démocratique. Elle peut bien sûr être techniquement utilisée pour répondre à d’autres enjeux tout aussi importants (par exemple la préservation de l’environnement, la gestion de l’énergie, etc.) mais elle ne me semble pas les porter intrinsèquement en elle, dans sa construction même, alors que ces cinq-là sont directement questionnés par la blockchain.
En limitant ses potentialités aux champs connus et reconnus de l’économie (échanges monétaires décentralisés, transactions simplifiées, éviction d’intermédiaires coûteux), de la production (modélisation de l’entreprise 4.0 de demain, les DAO), de l’applicatif pur (sécurisation des échanges et des données) ou de la gouvernance (décentralisation, consensus), on s’empêche toute vision prospective de la blockchain ; la restreindre à ces fonctions, c’est ne pas la prendre en compte dans sa perspective historique large.
Ici, nous abordons successivement les questions de la valeur (comment s’évalue-t-elle, à partir de quels présupposés initiaux), de la monnaie (à quoi sert-elle, que vaut-elle, qui l’émet), du travail (qu’est-ce que produire), de l’identité (comment nous définissons nous) puis enfin de l’organisation politique des sociétés (selon quels modes de gouvernance), montrant comment la blockchain porte en elle des modèles théoriques potentiels qui dépassent de très loin ce pour quoi elle semble être faite.
L’émergence de la blockchain
Au-delà de ce qui se dit, des séries de « pratiques » apparaissent autour de la blockchain comme autant d’énoncés venant parfois infirmer ou contredire ce qui est dit. Exactement de la même façon que la question « qu’est-ce que le Web et à quoi sert-il ? » aura reçu des réponses radicalement différentes selon qu’on l’aura posée en 1996, en 2006 ou en 2016, la question « qu’est-ce que la blockchain et à quoi sert-elle ? » ne trouvera pas sa solution dans une collecte exhaustive recensant l’intégralité des formulations à son sujet, mais dans l’étude et l’observation de ses pratiques. Comment est-elle utilisée et pour en faire quoi nous en apprendra plus que toutes les prédictions/ divinations émises çà et là.
C’est dans cet interstice entre « dire » et « faire » que la blockchain est actuellement en train d’émerger. Dire, c’est se placer le plus souvent dans le seul registre économique ; c’est en endosser à la fois la logique, le lexique et les outils conceptuels, en déclarant par exemple que « la blockchain nous fera réaliser d’importantes économies ». C’est vrai mais c’est faux.
C’est vrai comme effet de bord immédiat à très court terme, mais c’est faux comme probable réorganisation de toute la production de richesses à plus long terme.
La blockchain n’est que l’outil d’un monde entré en révolution
La blockchain n’est pas une révolution. Elle n’est que l’outil d’un monde lui-même entré en révolution. Et donc, paradoxalement, dire aujourd’hui ce qu’est la blockchain revient le plus souvent à énoncer ce que le monde de demain ne sera probablement plus. Et parce que la blockchain n’est ni une technologie ni une révolution, elle ne peut ni être décrite sous l’angle de sa capacité à disrupter, ni être réduite à la technique qui la sous-tend sans prendre le risque de passer à côté de ce qui, au fond, est peut-être sa nature originelle : n’être qu’un artefact au service d’un changement de civilisation, changement qui s’annonce comme au moins aussi radical et aussi dévastateur qu’ont pu l’être en leurs temps la Renaissance, les Lumières ou les révolutions industrielles pour leurs propres « empires du passé ».
Par Laurent Leloup (extrait de son livre Blockchain, La révolution de confiance)
BLOCKCHAIN
La révolution de la confiance
par Laurent LELOUP
en librairie le 16 février
224 pages
17 €
Laurent LELOUP est le créateur -en 2006- de Finyear Group qui publie les quotidiens Finyear et BlockchainDaily News et produit de nombreux évènements.
Il a par ailleurs cofondé -en 2016- Blockness, startup centrée blockchain, France Blocktech, l’association de l’écosystème blockchain français, et Blockchain Valley, à la fois campus, centre de formation et incubateur.
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