Faute d’impulser les nécessaires ruptures dans sa vision d’entreprise et de capter avec volontarisme les tendances émergentes du marché, Kodak est proche de rejoindre le cimetière des éléphants. Extrême-onction programmée ou renaissance possible ?
L’illusion de la marque toute-puissante
Parmi les grandes entreprises (surtout celles qui sont numéro 1 de leur secteur), personne ne l’admettra ouvertement mais l’illusion est pourtant largement répandue dans les instances dirigeantes : la marque peut tout, la marque fait tout, la marque est tout, telle une locomotive tirant l’organisation et ses produits sur les rails de la performance et du succès sans que rien ne puisse enrayer la triomphale marche en avant.
Il est évident que disposer de marques signifiantes est un atout fondamental qui aide à émerger de la mêlée concurrentielle et à recueillir la faveur des clients grâce aux attributs et aux bénéfices que ces derniers vous accordent. Encore faut-il avoir la capacité de nourrir et de continuellement faire évoluer cette essence de marque ? Sinon, la sanction se profile à plus ou moins long terme avec en guise d’épilogue fatal, l’éternelle histoire des fabricants de diligences qui ne sont jamais devenus des constructeurs automobiles.
Formulée ainsi, cette remarque semble d’une telle évidence qu’elle pourrait même confiner au truisme. Et pourtant, comme d’autres prestigieuses marques aujourd’hui disparues ou ringardisées, Kodak n’a jamais su insuffler un sang nouveau dans sa stratégie commerciale et communicante afin de demeurer cet acteur qui fixa sur films et papiers photo des milliards d’instants de vie de plusieurs générations familiales. A l’heure où le numérique commençait à poindre dans le marché photographique, celui qui révolutionna littéralement la prise de vue photographique au détour des années 1880 avec ses incomparables pellicules argentiques issues du cerveau génial de George Eastman, s’est alors assoupie sur la puissance jusque-là inégalée de sa marque.
Une marque à l’ADN profondément emblématique
En 1995, point culminant de son apogée, Kodak pesait un chiffre d’affaires de 15 milliards de dollars et exerçait un leadership incontestable dans l’industrie de la photo en ayant réussi à relever tous les challenges que ce soit la diversification dans l’imagerie médicale, le micro-fil ou la vente de petits appareils photo pour le grand public. La marque est ultra-influente dès qu’il s’agit de photo. En France, qui ne se souvient pas des espiègles galopins « voleurs de couleurs » cavalant dans le spot publicitaire décalé conçu par le réalisateur Jean-Paul Goude. Les « Kodakettes » vont ainsi incarner pendant plusieurs années un sympathique vent de fraîcheur et de vie dans l’univers de la photographie.
Kodak est d’autant plus fort auprès de ses clients professionnels et amateurs que la marque est le témoin photographique exclusif de plusieurs temps forts de l’histoire de l’humanité au 20ème siècle tout en accumulant les innovations technologiques. Dans son ADN, la marque est ainsi intrinsèquement liée à l’histoire du cinéma. Elle permet notamment à l’inventeur Thomas Edison de concevoir en 1891 la première caméra cinématographique. Elle empilera ensuite les Oscars à Hollywood pour la qualité du rendu chromatique de ses pellicules. En France, elle forme une société commune avec le cinéaste Charles Pathé à l’orée des années 30. Kodak marque tout aussi fortement de son empreinte le front du journalisme. C’est sur une de ses toutes premières pellicules couleur qu’est enregistrée en 1936 la catastrophe du dirigeable Hindenburgh à New York. La suite sera à l’aune de cet exploit technique : l’ascension de l’Everest en 1953, l’assassinat du président Kennedy en 1963, la conquête de la Lune en 1969 sont tour à tour immortalisés par des produits Kodak.
La marque américaine cultive même un paradoxe suprême. Alors même que c’est le numérique qui a creusé au final le gouffre décliniste de Kodak, c’est pourtant cette dernière qui en est l’inventrice patentée dans la photo. En 1975, elle met au point le premier appareil photo numérique qui capture des photos avec une résolution de 10 000 pixels. Un centième de ce que proposent actuellement les smartphones mais à l’époque, c’est un tour de force que Kodak s’empresse de consolider en brevetant de nouvelles fonctionnalités photographiques numériques. En 1995, la marque récidive avec la commercialisation de la première caméra digitale, la DC 40.
Eternelle et mortifère complaisance du leader
Kodak est à son climax mais l’entreprise ne va pas profiter de l’écart acquis vis-à-vis de ses concurrents. Miriam Leuchter, journaliste américaine spécialiste du secteur a récemment apporté son éclairage à la newsletter technologique Mashable (1): « C’est un problème stratégique classique dans le monde des affaires. L’immense majorité de leurs revenus provenait encore des films et des tirages papier. Même s’ils développaient une nouvelle technologie, il n’y avait pas pour autant une forte incitation à aller plus loin ». Conséquence : la crainte de la cannibalisation du numérique sur l’argentique tellement rémunérateur devient le levier qui inhibe par ricochet Kodak.
La marque est d’autant moins encline à cultiver son avantage dans le numérique qu’elle continue de surfer avec vigueur dans son marché traditionnel. Sa richesse, son avance technologique, la force du label Kodak et son marketing percutant ne vont donc guère inciter à changer une recette toujours gagnante. Ce n’est au bout du compte qu’en 2001 que Kodak effectue le grand saut numérique avec le lancement de la gamme d’appareils photos EasyShare. Sauf qu’il est déjà trop tard. D’autres marques comme Canon, Fuji, Sony ont acquis une telle légitimité auprès des consommateurs que Kodak ne pourra jamais combler son déficit d’image.
Dans son excellent ouvrage intitulé « Le grand bestiaire des entreprises », le journaliste Philippe Escande décrit très bien ce syndrome de complaisance et/ou de cécité qui frappe régulièrement les leaders flamboyants d’un secteur pour les faire ensuite vaciller ou carrément tomber de leur piédestal. A ses yeux, les marques iconiques (comme l’était Kodak) sont tombées « dans le piège de Narcisse ». Aveuglées par la force de leur image (et le confort qui en découle), elles deviennent allergiques aux risques, à l’évolution, voire à la disruption tandis que les challengers poussent activement leurs pions et profitent de la tétanie du numéro 1. Ce phénomène est exactement celui qui frappe aujourd’hui Kodak.
Millward Brown, un institut d’études et de conseil stratégique en marques et communication, abonde totalement. Dans un récent billet publié sur son blog, l’un de ses analystes, Benoît Tranzer, estime même que la chute de la marque, aussi rude soit-elle, était prévisible en se fondant sur l’étude BrandZ menée par son cabinet. Le constat est selon lui implacable (2) : « Pour celles et ceux qui ne sont pas familiers de nos études, la pyramide ci-contre représente la force de la relation d’une marque avec les consommateurs. Plus une pyramide dispose d’une proportion de consommateurs élevés au dernier étage, celui de l’attachement, plus ses parts de marchés sont solides. L’attachement de seulement 1% de Kodak témoigne de la faiblesse de cette relation (…) Non seulement le niveau d’attachement est plus faible que celui des concurrents, mais, plus grave au niveau de l’avantage, c’est-à-dire de la supériorité perçue, la marque ne présente plus aucune aspérité ! Nous sommes face à la situation malheureusement classique d’une marque qui a très bien vécu sur ses acquis pendant des décennies et qui s’est progressivement endormie en oubliant de se remettre en question. Au point de rater la révolution du siècle avec l’avènement du numérique ».
A première vue, l’aventure de Kodak semble effectivement très mal embarquée. Bien qu’elle ait gratté un répit salvateur en se plaçant sous le chapitre 11 de la loi américaine sur les faillites, marque et entreprise sont en mauvaise posture.
Un signe tout particulier ne trompe pas. Pour tenter de redresser les comptes, le management actuel envisage de vendre le portefeuille de brevets technologiques que possède encore Kodak. Outre le fait qu’il ne soit pas assuré d’en tirer un bon prix suffisant à relancer la marque fondée par George Eastman, cette cession risque également d’être la saignée de trop pour Kodak. Sur quoi pourrait-elle désormais se fonder pour relancer son activité et reprendre pied dans un marché numérique où sa notoriété n’a jamais vraiment atteint l’aura attractive dont elle jouissait dans l’argentique ?
De surcroît, la marque Kodak ne parle plus autant aux consommateurs, surtout les plus jeunes générations bercées par le numérique depuis leur plus tendre enfance. A moins de dénicher dans les tiroirs de son centre de R&D, l’idée disruptive qui permettra à Kodak de retrouver son éclat d’antan et de se réinventer de fond en comble, la marque semble plutôt promise à rejoindre le panthéon des vieilles gloires disparues ou des marques valétudinaires. Clic-clac de fin ?
Par Olivier Cimelière / Le blog du Communicant 2.0 / Le Plus, Le Nouvel Observateur
Olivier Cimelière
Après avoir été reporter en presse écrite et en radio à la sortie de son école de journalisme (CELSA), Olivier s’est orienté vers la communication d’entreprise au sein de grandes entreprises internationales dans successivement le secteur pharmaceutique (Bœhringer Ingelheim), le secteur alimentaire (Nestlé Waters) et le secteur des technologies de l’information et de la communication (Ericsson & Google). Olivier compte plus de 20 ans d’expérience professionnelle en communication, relations presse et réseaux sociaux. Il anime en outre un blog personnel sur la communication, l’information, la réputation et la distorsion d’image : www.leblogducommunicant2-0.com. Il est l’auteur d’un essai intitulé « Journalistes, nous avons besoin de vous ! «