Interview

Kinéis : « Le spatial est là avant tout pour comprendre et protéger notre planète »

Posté le 10 janvier 2024
par Benoît CRÉPIN
dans Informatique et Numérique

Créée en 2018, Kinéis est l’héritière du célèbre système de connectivité satellitaire ARGOS, lancé à la toute fin des années 1970 après la mise en orbite de neuf satellites. Pour donner un second souffle à cette solution, Kinéis compte quant à elle progressivement déployer, dès la fin du printemps 2024, pas moins de 25 nanosatellites. Une constellation nouvelle, qui permettra de révolutionner le système, et d’en faire un outil accessible au plus grand nombre, notamment aux scientifiques et professionnels spécialistes du suivi environnemental.

Le 18 décembre 2019 était lancé Angels, prototype qui préfigurait alors les nanosatellites que Kinéis s’apprête aujourd’hui à produire à l’échelle industrielle et à mettre en orbite. Capable de faire transiter de l’information toutes les dix à quinze minutes depuis n’importe quel point du globe, voire en quasi-temps réel à certains endroits, le système qui devrait être pleinement opérationnel en fin d’année prochaine permettra alors de répondre à de nombreux besoins, qu’entrevoyait déjà, début 2022, le PDG de Kinéis Alexandre Tisserant : surveillance environnementale, avec le suivi d’animaux sauvages, de bateaux de pêche, ou encore la détection de feux de forêt, mais aussi monitoring d’installations telles que des barrages, pylônes haute-tension et autres infrastructures de transport. Kinéis a aussi identifié un autre domaine d’application qui concentre aujourd’hui un grand nombre d’enjeux : celui de l’eau. Guillaume Triquet, responsable de l’activité risques naturels chez Kinéis, est l’auteur d’un livre blanc à ce sujet. Il revient pour nous en détail sur les origines de cet intérêt et les projets menés dans ce domaine par Kinéis, après une présentation et un point d’étape sur les activités de l’entreprise membre de la French Tech et actrice de l’écosystème Greentech, que nous offre tout d’abord son P-DG Alexandre Tisserant.

Techniques de l’Ingénieur : Quand et comment Kinéis a-t-elle vu le jour ? Quel chemin avez-vous parcouru depuis sa création ?

Titulaire d’un diplôme d’ingénieur spécialisé en computer science de l’École polytechnique et d’un master de Telecom ParisTech tourné vers le management, la stratégie commerciale et le développement de logiciel, Alexandre Tisserant a rejoint CLS Group en 2017. Il est aujourd’hui PDG de Kinéis. © Nuuk photographies-Kinéis

Alexandre Tisserant : Kinéis a été créée en 2018. L’entreprise est née d’un constat : le système ARGOS, opéré par CLS et le CNES depuis les années 1980, arrivait en bout de course en termes de performance. Composé de neuf satellites, ce système couvre certes toute la surface du globe, mais ne permet en effet un renouvellement des données que toutes les deux ou trois heures, au mieux. Ce n’est pas gênant pour des usages tels que le suivi d’animaux au long cours dans le cadre d’études scientifiques, mais cela peut se révéler problématique pour d’autres applications, le suivi d’un conteneur réfrigéré et la réception d’alertes de température, par exemple. De par sa configuration, le système ne permet pas non plus une extension à l’infini de ses capacités… Il affiche, en plus, des niveaux de prix relativement élevés, qui limitent donc son usage à certains marchés de niche.

À l’aube des années 2020, nous avons ainsi donné vie à Kinéis dans l’objectif de révolutionner ce système et d’en faire un outil accessible au plus grand nombre, à des prix bien plus bas, pour des performances et des volumes décuplés. Cela nous a amenés à créer cette structure pour pouvoir développer une constellation de 25 nanosatellites supplémentaires par rapport aux neuf satellites actuels. Ces 25 nouveaux satellites d’un peu moins de 30 kg pour une taille de 20x20x50 cm environ (panneaux et antennes repliés) vont nous permettre d’atteindre des temps de revisite de l’ordre de dix à quinze minutes sur n’importe quel point du globe, et même du quasi-temps réel la moitié du temps à partir de nos latitudes. Ceci, avec des prix quasiment divisés par dix environ, tant sur les objets connectés que sur les services de connectivité. Nous voulons changer d’échelle et visons ainsi un nombre d’objets connectés au système de l’ordre de plusieurs millions. Cette diminution des coûts découle notamment des avancées réalisées dans le secteur spatial et de la miniaturisation des satellites : plus économiques à produire, ils sont aussi moins chers à lancer, toutes choses égales par ailleurs. Nous avons bien entendu été amenés à lever des fonds afin de mener à bien notre projet. Nous avons levé 100 millions d’euros en 2020, ce qui est considérable. D’autant que c’était, à l’époque, la première levée de fonds de cette importance dans l’histoire du spatial français. Nous étions alors une petite dizaine. Nous sommes aujourd’hui 62 personnes et avons ouvert trois filiales : une aux USA, une au Brésil et une à Singapour. Au total, ce sont près de 200 personnes qui travaillent directement sur ce projet avec nos partenaires industriels.

Quand les premiers lancements de vos 25 nouveaux nanosatellites auront-ils lieu ?

Kinéis compte démarrer le déploiement de sa constellation de 25 nouveaux nanosatellites d’ici au printemps prochain. © Kinéis

Nous avons terminé la production de notre premier satellite et la fabrication en série va démarrer incessamment. Les lancements débuteront à la fin du printemps 2024 et s’étaleront jusqu’à la fin de l’année. Nous prévoyons en effet cinq tirs de cinq satellites. Ces tirs seront réalisés depuis la Nouvelle-Zélande, grâce au micro-lanceur de Rocket Lab. La constellation sera placée à 650 km d’altitude, répartie par groupe de cinq satellites sur cinq orbites polaires équidistantes, semblables à des quartiers d’orange. Leur durée de vie sera de huit ans. Nous réfléchissons d’ailleurs déjà, à cet horizon, à leur évolution sur le plan technologique : les choses bougent très vite tant dans le domaine spatial que télécom.

En parallèle, nous déployons un réseau mondial de stations au sol. Ces paraboles transmettront à nos clients le signal de leurs objets connectés transitant par nos nanosatellites, sans attendre qu’ils repassent au-dessus de chacun d’eux. Cela annihilerait en effet l’avantage du temps de revisite très court permis par notre future constellation. Nous visons le déploiement d’une vingtaine de ces installations. Les deux tiers d’entre elles sont déjà opérationnels aujourd’hui, et nous poursuivons ces opérations à un rythme soutenu.

Quelles seront les principales fonctionnalités du système dans son ensemble ?

Il s’agit en premier lieu d’un système télécom transportant de l’information dans les deux sens, depuis ou vers un objet. Cette information peut être une mesure d’humidité, de pression, de mouvement… acquise par un capteur. Le système permettra en outre de fournir une localisation autonome de l’objet connecté, c’est-à-dire sans recourir au GPS. Cela sera un peu moins précis, mais présentera un double avantage : le premier est celui d’une moindre consommation d’énergie de l’objet connecté, le second est celui de l’impossibilité de falsifier cette position.

À quels clients votre solution se destine-t-elle ?

L’ADN historique des usages de notre technologie est celui de la surveillance environnementale : suivi d’animaux sauvages, de bateaux de pêche, détection de feux de forêt… Elle va aussi permettre de monitorer des installations telles que des barrages ou des pylônes haute-tension ou encore des infrastructures de transport.

Nous avons aussi identifié un autre domaine d’application qui concentre aujourd’hui un grand nombre d’enjeux : celui de l’eau. La demande en matière de surveillance de la ressource s’accroît et notre solution va permettre d’y répondre à un coût beaucoup plus intéressant que ce qui pouvait se faire jusqu’à présent, et avec une simplicité accrue de déploiement et d’utilisation.

Guillaume Triquet, qu’est-ce qui, selon vous, a amené Kinéis à identifier ce domaine de l’eau en tant que marché potentiel ?

Responsable de l’activité risques naturels chez Kinéis, Guillaume Triquet est l’auteur d’un livre blanc consacré aux intérêts de la connectivité Kinéis dans le domaine de l’hydrologie et de la gestion de l’eau. © Kinéis

Guillaume Triquet : Notre intérêt pour ce domaine remonte en fait aux origines mêmes du système : ARGOS était déjà utilisé pour des applications en océanographie par exemple, ou pour les besoins de l’hydrologie continentale. Notre système a d’autant plus d’intérêt dans ces domaines qu’ils impliquent bien souvent l’utilisation de capteurs dans des zones très isolées. Notre technologie va permettre la remontée de données à partir d’endroits où cela n’était jusqu’alors pas possible. Elle va permettre de multiplier les points de mesure, et de transmettre les données plus fréquemment.

L’eau représente en effet aujourd’hui une problématique majeure, y compris dans des pays comme la France où l’on s’aperçoit que la ressource peut venir à manquer. Il faut donc pouvoir la suivre, la surveiller, l’analyser de plus en plus tôt afin de prévenir les risques de pénurie, ou à l’inverse d’excès d’eau, en période de crues. Notre technologie va rendre cela possible, qui plus est à des coûts plus faibles et avec une consommation énergétique bien moindre. Elle va par exemple permettre d’instrumenter les cours d’eau très en amont, ce qui n’était pas possible avant.

Vous êtes l’auteur d’un livre blanc[1] sur le sujet, dans lequel vous listez un certain nombre d’exemples d’applications de votre technologie dans le domaine de l’hydrologie et de la gestion de l’eau. Parmi eux, quels sont ceux sur lesquels vous travaillez déjà concrètement ?

Nous menons plusieurs projets concrets dans ce domaine, à commencer par l’un des plus matures, réalisé avec une société toulousaine : vorteX-io. Cette entreprise travaille notamment sur la détection de crues, à l’aide de petites stations de mesure, qui permettent de détecter des changements de niveaux en quelques minutes, et donc d’avertir précocement les populations d’un risque d’inondation, ou encore de mettre en place des mesures de protection de sites industriels. Ces stations peuvent se connecter au réseau cellulaire quand il est disponible, mais utiliseront aussi le réseau satellitaire Kinéis lorsque ça n’est pas le cas.

Kinéis va déployer plusieurs milliers de ses stations dans le cadre d’un grand projet visant à créer la première base de données hydrologiques au niveau européen. Notre solution de connectivité satellitaire permet de la libérer des contraintes de l’accès au réseau cellulaire. L’entreprise va pouvoir installer ses stations partout, jusqu’aux territoires les plus isolés. Notre solution peut aussi assurer une fonction de redondance en cas de défaillance du réseau terrestre, ce qui arrive fréquemment en cas de catastrophe naturelle. Deux autres grandes entreprises – Suez et Atmos – travaillent aussi à des solutions connectées qui tireront parti de notre technologie satellitaire.

Explorez-vous aussi, éventuellement, d’autres pistes plus prospectives ?

La constellation de Kinéis sera placée à 650 km d’altitude, répartie par groupe de cinq satellites sur cinq orbites polaires équidistantes. © HEMERIA

Nous menons aussi d’autres projets, moins matures pour l’heure, qui concernent par exemple le sujet de l’agriculture connectée et de l’irrigation, ou encore le monitoring de zones d’écopage pour les canadairs. La surveillance des niveaux des lacs et réservoirs reste aujourd’hui réalisée par les pompiers eux-mêmes. Mettre à leur disposition de petits capteurs autonomes et bon marché capables de leur transmettre automatiquement les niveaux de remplissage de ces bassins d’approvisionnement, leur faciliterait grandement la tâche. La détection des feux de forêt fait d’ailleurs partie des autres sujets que nous avons identifiés dans le domaine de la gestion des risques naturels. Il s’agit d’un autre grand axe de développement de notre technologie…

Plus largement, de nombreux domaines économiques dépendent aujourd’hui de la disponibilité de l’eau : refroidissement de centrales nucléaires, production textile, tourisme… Tous ces secteurs ont donc besoin de pouvoir anticiper les manques d’eau et les risques qui en découlent. Un besoin qui ne pourra être comblé qu’en instrumentant de manière étendue cours d’eau et réservoirs.

Notre constellation a une vocation très forte à protéger l’environnement et les populations. Ce sont des domaines qui font historiquement partie de l’ADN de notre technologie, et dans lesquels nous comptons donc la déployer le plus largement possible. Il nous semble aussi important de lutter contre la vision négative du spatial qu’a pu, par exemple, induire le déploiement de la méga-constellation Starlink de SpaceX, avec les problématiques de débris spatiaux ou encore de pollution visuelle qui en découlent. Le spatial est là avant tout pour comprendre et protéger notre planète et les populations qui y vivent.


[1] Livre blanc « Hydrologie & gestion de l’eau »


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