Cofondée par Louis de Vitry et Romain Fau en juin 2021, la start-up Kanop propose aux forestiers de quantifier la capacité de leurs parcelles à séquestrer le carbone atmosphérique et ce, à l’aide de données acquises depuis l’espace : images satellites multispectrales, mais aussi mesures radars. Ces données permettent en effet de mesurer la hauteur, le diamètre mais aussi de déterminer l’essence de chaque spécimen ; des paramètres qui, combinés, permettent le calcul de la quantité de carbone piégé par chacun des arbres. Ce niveau de précision rend possible l’élaboration d’un véritable « jumeau numérique » de la forêt, qui permet d’en mesurer, mais aussi d’en certifier, les services climatiques. C’est ce que nous explique Louis de Vitry, cofondateur et chargé de la technologie de Kanop, récemment sélectionnée pour la finale du « Canopée Challenge »[1], qui aura lieu en mai prochain à Paris.
Techniques de l’Ingénieur : Vous avez cofondé Kanop l’année dernière avec Romain Fau. Qu’est-ce qui vous a conduits, tous les deux, à créer cette start-up ? Quels étaient vos objectifs de départ ?
Louis de Vitry : Les origines du projet sont liées à la prise de conscience, par Romain et moi, de l’importance des enjeux « énergie-climat ». Nous nous sommes rencontrés en avril 2021, dans un incubateur de talents qui s’appelle Entrepreneur First, dont la mission est de rassembler les personnes désireuses d’entreprendre. Avec Romain, nous nous sommes tout de suite accordés sur cette envie de faire quelque chose pour l’environnement grâce à nos compétences respectives : le business pour Romain, et l’intelligence artificielle pour moi. Nous avons passé quelques mois, entre avril et juin, à explorer le marché pour savoir où nous allions. Nous avons commencé à travailler sur cette idée précise il y a un peu moins d’un an. Avec Kanop, nous avons visé l’objectif de mesurer et certifier les services écosystémiques rendus par les forêts. Pour mettre cela dans le contexte, face aux problèmes sévères que va causer le changement climatique, la première carte que les entreprises ont à jouer est celle de la réduction de leurs émissions. Malheureusement, cela ne suffira pas et il faudra aussi compter en bonne partie sur les solutions dites « naturelles », que sont l’agriculture, mais aussi les activités sylvicoles, le fait de planter des arbres. Or, aujourd’hui, il est très compliqué de mesurer le succès de ces campagnes de plantation d’arbres et plus largement d’amélioration des pratiques sylvicoles. C’est là où nous avons décidé d’intervenir.
Concrètement, en quoi consiste la solution que vous avez développée ?
Un client nous donne une parcelle d’intérêt – sa forêt – et nous sommes capables, automatiquement, de mesurer le carbone séquestré. Nous réalisons cela grâce à l’analyse d’images satellites par intelligence artificielle. Nous ne traitons pas uniquement des données optiques, nous travaillons aussi avec le radar. L’enjeu avec les forêts est en effet qu’elles impliquent de nombreux paramètres à mesurer, qui ne le sont pas tous avec de l’optique. Il existe un triple dilemme de résolution : la résolution spatiale, qui correspond à la taille d’un pixel au sol ; la résolution temporelle, c’est-à-dire la fréquence à laquelle les images sont disponibles ; et la résolution spectrale : quelles sont les longueurs d’onde disponibles. Notre défi s’apparente à un exercice d’équilibriste entre le fait de trouver les données les plus accessibles, mais aussi les moins chères, qui contiennent l’information nécessaire à l’élaboration de nos indicateurs.
Comment parvient-on à mesurer, depuis l’espace, les capacités d’une forêt à capter du carbone ?
La quantité de carbone stockée dans un arbre dépend, à peu de choses près, de trois facteurs : l’essence de l’arbre, son diamètre et sa hauteur, c’est-à-dire sa dendrométrie. Le diamètre et la hauteur vont en effet nous donner un volume de matière. En connaissant l’essence de l’arbre, nous allons pouvoir combiner ces données pour calculer un volume de carbone stocké. Les images satellites nous permettent d’évaluer tous ces indicateurs : les essences sont assez bien discernables avec des bandes optiques multispectrales, quand la hauteur sera plus facilement estimable avec des données SAR[2], c’est-à-dire radar.
Grâce à cela, nous pouvons créer un « jumeau numérique » de la forêt, une image de très haute résolution, de l’ordre de trente centimètres. Les données nécessaires sont renouvelées toutes les quelques années. Mais nous sommes capables de mettre à jour ce jumeau numérique grâce à des données de résolution spatiale intermédiaire qui sont, elles, disponibles presque toutes les semaines.
Ces données satellites suffisent-elles à élaborer ce jumeau numérique ?
Non, il faut aussi calibrer les modèles, et ce pour plusieurs raisons. Il faut tout d’abord entraîner les modèles qui vont calculer les indicateurs. Qu’il s’agisse des essences ou de la hauteur, il faut des données d’entraînement ; il faut dire au modèle : « Je te donne cette image, comment peux-tu me restituer la hauteur de l’arbre ? ». Il faut, en plus de cela, des données pour tester le modèle. Tous ces indicateurs sont calibrés avec des données de terrain.
Quel(s) rôle(s) l’intelligence artificielle joue-t-elle dans l’élaboration de ces modèles ?
L’essentiel de notre produit repose sur des technologies de computer vision/deep learning[3]. Cela peut presque être vu comme une API[4], dans laquelle l’entrée, le cœur de la requête pour le client, est la zone d’intérêt. À partir de là, nous allons collecter automatiquement toutes les images liées à cet emplacement. Il faut ensuite appliquer les bons modèles sur les bonnes images pour estimer les bons indicateurs. Ces briques technologiques sont déjà utilisables, mais aussi en constante amélioration. C’est un travail indispensable pour obtenir des résultats les plus précis possible, un travail de longue haleine. Nous cherchons à enlever de la friction et à baisser les coûts pour nos clients.
Comment les informations générées sont-elles présentées au client ?
Nous avons aujourd’hui une interface en interne qui nous permet de présenter les résultats à nos clients par visio. Nous nous consacrons en effet pour l’instant plutôt à des projets de pilotes payants. Nous n’avons pas encore développé un produit en self-service, notre objectif à terme étant de faire du SaaS[5]. Notre originalité est de présenter un bilan carbone des forêts à l’échelle de l’arbre : nous identifions chaque arbre, avec sa hauteur, son essence et son diamètre. Cela donne une information globale plus précise, mais cela rend aussi, et surtout, le résultat discutable. Chaque arbre étant géolocalisé, nous sommes en mesure de présenter les résultats sous de multiples formes. Nous le faisons en général par parcelle, ou sous forme de heatmap[6]. Nous pouvons aussi générer des tableaux qui permettent à un client de connaître le nombre d’arbres de l’une de ses parcelles, leur hauteur, la biomasse totale… Tout l’enjeu consiste à trouver la bonne façon d’agréger les données brutes pour donner une vision à toutes les échelles : de la parcelle, du projet, d’une grille aux dimensions données…
Au-delà des résultats en tant que tels et de la vision qu’ils permettent d’offrir, quelle pourrait-être la finalité de ce type de données ?
Plus que mesurer, nous voulons vraiment « certifier ». Nous observons en effet un phénomène assez nouveau : les crédits carbone étaient auparavant attribués en amont du projet, avant ou au tout début de la plantation, et ce pour plusieurs dizaines d’années. Aujourd’hui, les projets se font financer au fur et à mesure que le carbone est séquestré. Cela demande donc une revisite fréquente afin d’observer l’évolution tous les quelques mois ou tous les ans. C’est cela que nous visons avec notre solution.
Sur quelle surface avez-vous, pour l’heure, entraîné ou mis en œuvre votre solution ?
Nous avons déjà travaillé sur des centaines d’hectares, presque des milliers, pour servir des clients. Au-delà de ça, nous avons aussi travaillé en interne, sans chercher à fournir de résultats à un client, sur des milliers de kilomètres carrés. Cela nous a permis d’alimenter et de tester le modèle.
Quels clients, quels marchés visez-vous ?
Nous avons deux segments clients. Le premier est celui du marché de la compensation carbone : des projets forestiers de plantation, d’agroforesterie ou encore d’improved forest management, c’est-à-dire de meilleure gestion des forêts afin d’augmenter le stockage de carbone. Le deuxième segment client que nous avons est celui de la foresterie traditionnelle. Ces clients veulent, eux aussi, connaître leur stock de bois, l’évolution de leur forêt…
À quelle échéance envisagez-vous de rendre la solution disponible en self-service ? Quel serait son coût ?
Nous n’avons, pour l’instant, pas l’infrastructure nécessaire. Il nous faudra encore quelques mois pour pouvoir proposer la solution en self-service. Il nous reste à développer l’application en tant que telle, plus que la technologie en elle-même. Quant au coût, il devrait être de quelques euros par hectare et par an. Le montant précis variera en fonction de la taille du projet, de sa localisation, du niveau de précision souhaité… L’idée étant de proposer un abonnement pluriannuel. À titre de comparaison, une mesure précise sur place d’un hectare de forêt coûte aujourd’hui entre cinquante et cent euros. Cela peut aussi se faire par drone, mais cela coûte cher et représente une opération logistique assez contraignante. En plus de réduire d’un facteur cinq à dix le prix de l’opération, notre solution épargne également à nos clients ces contraintes logistiques.
Quelles pourraient-être les autres applications de la technologie que vous développez ? Avez-vous d’autres projets en vue ?
Nous travaillons aussi un peu sur l’aspect « assurance des forêts », qui est un petit marché. L’idée serait de pouvoir expliquer les dégâts sur une forêt après un évènement climatique par exemple. L’essentiel de notre feuille de route est aussi axé sur la fiabilisation de nos modèles, ainsi que d’en fournir plus et de les rendre accessibles dans un produit. À plus long terme, nous nous intéresserons aussi peut-être plus largement aux environnements naturels, au-delà de la forêt. Il y aura peut-être aussi des aspects liés à la santé de la forêt. Mais nous préférons, pour l’instant, nous concentrer sur une seule chose.
La mise à disposition de certaines données en open-data est-elle envisageable, dans le cas de forêts publiques par exemple ?
Bien sûr ! Nous travaillons effectivement sur des projets de forêts publiques, dont nous ne prévoyons pas forcément de dévoiler tous les résultats – par exemple l’identification précise et géolocalisée de chaque arbre –, mais éventuellement d’une partie des données agrégées.
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[1] Concours international d’innovation au sein de la filière forêt-bois, porté par Forinvest Business Angels, l’École Supérieure du Bois, Fibois France et Xylofutur pour promouvoir la filière.
[2] Synthetic-aperture radar, radar à synthèse d’ouverture (RSO) : technique exploitant le déplacement de l’antenne pour former une antenne « de synthèse » de dimension plus importante, et donc d’une résolution angulaire plus élevée que la même antenne, immobile. La grande antenne est reconstituée par traitement du signal (source : Onera).
[3] Vision par ordinateur / apprentissage profond
[4] Application Programming Interface : interface de programmation d’applications
[5] Software as a service : logiciel en tant que service
[6] Carte de fréquentation : représentation graphique de données sous forme d’un dégradé de couleurs variant en fonction de l’intensité de la grandeur mesurée.
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