Lanceurs d’alerte, dilemme entre devoir d'obéissance à l’entreprise et responsabilité sociale, prise en compte des valeurs personnelles, la question de l’éthique se pose en entreprise. Comment agir en cas de manquement éthique de son entreprise et comment l’organisation peut-elle créer un cadre éthique ?
Informations dissimulées, atteintes à la sécurité, non-respect des bonnes pratiques, les manquements éthiques existent en entreprise et ont parfois causé des incidents, voire des accidents mortels. Les raisons de ces manquements sont multiples : baisse des coûts, délais trop courts, préservation de réputation etc. Un des cas d’éthique de l’ingénierie les mieux documentés concerne l’explosion de la navette Challenger en 1986.
Au cours de la mission STS-51-I, un défaut sur un des joints du propulseur a causé la désintégration de la navette et la mort des 7 membres de l’équipage. Pourtant, ce défaut avait été signalé 6 mois plus tôt par Roger Boisjoly, ingénieur en aéronautique travaillant pour Morton Thiokol, le fabricant des propulseurs. L’entreprise n’avait pas communiqué à la NASA les inquiétudes de leurs ingénieurs.
Autre exemple, en France cette fois : le 5 mai 1992, la tribune provisoire du stade Armand Cesari à Furiani s’est écroulée à quelques minutes d’un match de football. L’accident a fait 18 morts et des milliers de blessés. L’enquête a révélé que l’entreprise en charge de la construction de la tribune avait utilisé des matériaux incompatibles, qu’il y avait des irrégularités juridiques en matière de sécurité et que le montage de la tribune aurait dû nécessiter trois fois plus de temps que les délais demandés.
Dans ces exemples, l’avis des experts est capital et permettrait d’éviter des accidents. Pourtant, il n’est pas toujours aisé de s’imposer, voire s’opposer à sa direction, et d’être écouté.
Que faire en cas de manquement de l’entreprise ?
Christelle Didier est maîtresse de conférences en Sciences de l’éducation à l’Université de Lille et a été Responsable du pôle « Ethique, ingénieurs et ingénierie » à l’Université Catholique de Lille. Elle rappelle : « Il est finalement rare qu’un ingénieur ne sache pas ce qui est bien ou mal face à une situation. En revanche, il peut avoir peur de perdre son poste s’il se démarque trop ». Dans certains cas, les lanceurs d’alerte ont fini par alerter les médias, mais d’autres solutions existent avant d’en arriver là.
« Face à un dilemme éthique, les ingénieurs peuvent par exemple établir un dossier, demander l’avis de confrères et repérer dans l’entreprise quelles personnes sont les plus susceptibles de prendre en considération leur alerte. Il est important de ne pas être seul », explique Christelle Didier. En effet, créer des espaces d’écoute et de réflexion peut être primordial. La maîtresse de conférences précise : « Les énormes problèmes éthiques sont finalement peu fréquents et tombent rarement d’un coup. Ce qui est important, c’est de savoir quoi faire face aux petits problèmes éthiques que l’on constate au quotidien et de créer une culture de l’attention aux signaux faibles. D’où la nécessité de concevoir des lieux de discussions qui peuvent être pensés par les entreprises, par les syndicats, ou même par les ingénieurs eux-mêmes avec leurs confrères ou anciens camarades. Cela permet de nourrir la réflexion et de ne jamais se sentir seul ou désarmé. »
Créer un cadre éthique en entreprise
Selon Michel Jonquières, vice-président de l’Académie de l’Ethique, « de nombreuses entreprises ont d’ores et déjà créé des cadres éthiques, que ce soit au travers de l’application d’une politique de l’éthique, d’une charte éthique ou d’un code de déontologie. Ces documents traduisent l’expression par la direction générale des principes et des orientations en matière d’éthique et expriment des valeurs à respecter ». Avant toute chose, l’entreprise doit donc déterminer quelles valeurs elle souhaite respecter : la qualité, la sécurité, la rentabilité, la satisfaction client etc.
La mise en œuvre d’une démarche éthique en entreprise peut venir de la direction qui impulse la démarche vers ses salariés, ou bien partir des salariés vers la direction. Michel Jonquières précise : « Il est à noter qu’une démarche éthique doit concerner avant tout le personnel de l’organisation mais aussi un grand nombre de parties prenantes qu’il convient de bien identifier : actionnaires, clients, partenaires, fournisseurs et sous-traitants etc. Un reporting périodique est indispensable, ne serait-ce que dans le cadre de la DPEF [déclaration de performance extra-financière, NDLR] ».
Une démarche complexe
Elaborer une charte peut être un début mais ne suffit pas. Le vice-président de l’Académie de l’Ethique rappelle qu’ensuite, « il convient d’en assurer la démultiplication – sensibilisation, formation, communication – et le bon fonctionnement au quotidien, de veiller à attribuer les moyens humains et financiers et définir les règles applicables. Le déploiement d’une politique de l’éthique, d’une charte ou d’un code de déontologie doit être nécessairement sous-tendu par la nomination d’un délégué à l’éthique, de référents éthiques, d’un comité de l’éthique ». Ainsi, l’éthique devient un domaine à part entière de l’entreprise, au même titre que la qualité ou les systèmes d’information.
La prise en compte officielle de l’éthique peut permettre de créer des espaces de discussion, et de pouvoir accueillir la parole et toutes les alertes, même celles qui paraissent infondées. Mais la question de l’éthique reste épineuse. Parfois, les valeurs personnelles ou les normes de la profession entrent en confrontation avec celles de l’entreprise. D’autre fois, les pressions économiques sont trop fortes pour respecter les chartes en vigueur. Christelle Didier remarque que l’image et l’impact sur les clients contribuent à faire bouger les entreprises. La pression des associations ou institutions a donc une influence. « Les labels, les normes ISO sont également de bonnes méthodes pour changer les choses car les entreprises vont mettre en place un cahier des charges pour chercher à les obtenir », ajoute la maîtresse de conférences. Elle conclut : « En plus des pressions venant de l’extérieur incitant les entreprises à plus de vigilance, il y a de nos jours de plus en plus de jeunes cadres soucieux des questions écologiques et sociales susceptibles d’infléchir la culture, ce qui est un signe encourageant pour l’avenir ».
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