Cette dépendance aux importations est au fondement des logiques industrielles structurant le commerce mondial, et ont pour nom division internationale du travail et chaîne de valeur globale, autrement dit la dimension mondiale donnée aux séries d’opérations nécessaires à produire et commercialiser un objet donné.
La dispersion des chaînes logistiques de l’industrie, favorisée par les accords internationaux de libre-échange, est le principal ressort de la compétitivité économique. Elle est motivée par les rendements d’échelle croissants et la recherche de profitabilité, dans un marché concurrentiel toujours plus ouvert. La pandémie actuelle ne montre-t-elle pas les limites de ce modèle global, étirant les flux de marchandises d’un continent et d’un océan à l’autre ? Les chaînes de valeur sont-elles indispensables au développement planétaire, dans un monde interconnecté et économiquement interdépendant ?
La division internationale du travail, aux origines de l’économie industrielle
Le concept de division internationale du travail constitue le trait d’union de la compréhension des dynamiques capitalistes, depuis les travaux fondateurs des économistes classiques, qui ont observé les ferments de la première révolution industrielle (XVIIIe-XIXe siècle), jusqu’à l’économie géographique qui décrit les ressorts de la globalisation contemporaine. La division du travail est, pour Adam Smith (1776), le principal facteur de productivité, et offre un avantage concurrentiel en contexte de marché. David Ricardo, insiste quant à lui, avec la théorie du commerce international (1817), sur les avantages comparatifs tirés de la division du travail, au travers de la spécialisation des économies nationales. Le sociologue Émile Durkheim y voit même, en 1895, la marque de la solidarité organique, c’est-à-dire de l’interdépendance, constitutive des sociétés modernes.
La division du travail a pour conséquence spatiale l’agglomération des activités. Soit que la productivité bénéficie à la croissance interne de l’entreprise, soit qu’elle se répercute à d’autres, engagées avec elle dans des opérations externalisées de fabrication, la spécialisation productive apparaît concentrée sur un territoire, appelé hier par Alfred Marshall «district industriel» (1890), et aujourd’hui « cluster » ou « écosystème ». De tels districts, soumis aux contraintes de transport et communication, se localisent en priorité auprès de bassins d’emploi et de centres de consommation, entraînant cumulativement l’urbanisation et le développement régional.
L’extension spatiale du système industriel : le modèle centre-périphérie
Les agglomérations productives du monde « smithien-marshallien » mettent historiquement en scène des régions motrices, foyer des productions industrielles, entraînant dans leur sillage des marges exploitées, pourvoyeuses de ressources et de main-d’œuvre. Dans le modèle centre-périphérie, la polarisation des échanges concourt à la concentration inégale des richesses et explique, sur le temps long, les écarts de développement observés entre régions. Ce « système-monde », suivant l’expression du sociologue Immanuel Wallerstein (1974), s’organise à compter du XIXe siècle, à cheval entre un espace central situé en Europe du Nord et des zones subordonnées au régime d’exploitation coloniale, établi sur tous les continents.
Le système de production de masse né du régime fordiste, au XXe siècle, restructure les rapports entre centre et périphérie, en se dilatant dans l’espace régional. Après avoir favorisé la concentration en pôles de croissance, les activités manufacturières se relocalisent à distance, à l’intérieur des États comme à l’étranger, en quête d’emplois peu qualifiés et de bas salaires. La différenciation économique s’opère entre « cols bleus » et « cols blancs », intervenant dans l’économie des services et de la consommation, à plus forte valeur ajoutée. Elle trouve à s’incarner à la fin du XXe siècle dans la triade constituée des pays industrialisés d’Europe occidentale, des États-Unis et du Japon, face aux pays en développement, appelés à former « l’atelier du monde ».
La constitution d’un espace économique mondial
Le Japon montre la voie d’une industrialisation réussie. Les « dragons » asiatiques se lancent à sa suite dans l’industrie d’exportation des biens de grande consommation, à forte intensité de main-d’œuvre. Ils prennent ainsi le contre-pied des politiques fondées sur l’industrialisation lourde et la « substitution aux importations », prônées en Amérique latine et en Afrique, grevées au sortir des années 1970 par le fardeau de la dette publique. Ils assoient leur domination dans les secteurs « légers » sur un marché mondial en plein essor, en pratiquant des politiques attractives pour les investissements étrangers et en développant à leur tour les innovations technologiques leur ouvrant la porte de meilleurs profits.
Les réseaux logistiques se déploient dans l’espace mondial suivant le cadre multilatéral de libre-échange de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), qui a remplacé en 1995 l’ « Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce » (ou GATT), initié dès 1947. Avec la chute de l’URSS et la libéralisation économique chinoise, ponctuée par l’adhésion du pays à l’OMC en 2001, la globalisation s’accélère et devient planétaire. Elle ouvre non seulement aux pays industrialisés de nouveaux marchés de consommation pour les biens manufacturés, mais leur donne plus encore accès à des réservoirs de ressources et de main-d’œuvre, à l’origine de nouvelles économies d’échelle et d’une extension sans précédent des chaînes de valeur, rendues possibles par la révolution des TIC.
Les réseaux logistiques globaux en scène
Les chaînes de valeur investissent dans les décennies suivantes l’espace mondial, rythmées par la circulation intensive des capitaux, jusqu’à représenter près de 50 % du commerce mondial en 2008. Leur architecture fragmentée met en scène, au côté des firmes globales, des réseaux d’entreprises hyperspécialisées, présentes sur des marchés de niche pour fournir toutes sortes de composants et de services. Loin de composer des plateformes unifiées, les opérations logistiques menées d’un espace de production et d’un circuit régional à un autre, en généralisant l’usage du sourcing et de la sous-traitance, font intervenir de multiples niveaux d’intermédiation, réglementaires, fiscaux ou financiers, donnant la prépondérance aux hubs métropolitains.
La participation des pays aux chaînes mondiales de valeur (carte ci-dessous) illustre les nouvelles gradations dans la hiérarchie centre-périphérie, correspondant aux vagues récentes de relocalisation industrielle et d’intégration économique. Les pays riches, États-Unis en tête, conservent un leadership en tant que pôles d’innovation. Les grands pays émergents – Chine et Inde – sont producteurs de biens manufacturés et de service de pointe, aux côtés de l’Europe de l’Est, de la Malaisie et de la Thaïlande, en Asie du Sud-Est, accédant au rang de pays à revenus intermédiaires. Un ensemble disparate de pays du sud parmi lesquels les géants sud-américains – Brésil et Argentine – la zone Caraïbe, le Vietnam et l’Indonésie en Asie, et plusieurs pays africains – Afrique du Sud, le Kenya, Éthiopie, Maroc, Tunisie – fournit des biens manufacturés simples. Les régions restantes réunissent des pays fournisseurs de produits de base, engagés à des degrés divers, intensif ou limité.
Les chaînes de valeur semblent à l’aune de la diffusion planétaire l’instrument providentiel du développement, comme démultiplicateur de richesse adossé au commerce international, tel que le préconise la Banque mondiale dans son rapport daté de 2020. Mais une lecture à rebours invite à voir dans les réseaux transnationaux des métropoles et des régions d’agglomération industrielle interconnectées la fin des solidarités territoriales « de proximité », héritières des configurations nationales et locales, pour lesquelles les inégalités se creusent au lieu de se résorber.
Des chaînes mondiales de valeur grippées ?
L’échec du « cycle du développement » de Doha (Doha round) entre 2001 et 2006, sous l’égide de l’OMC, puis la crise financière de 2008-2009 ont pourtant mis un coup d’arrêt à l’agenda multilatéral, ce qu’a entériné le maigre « paquet de Bali » obtenu en 2013. L’affrontement entre pays développés et grands pays émergents se cristallise sur les secteurs protégés des uns, en particulier l’agriculture, et les droits d’exception des autres, accordés en vertu de leur retard économique. Il se double au Nord de contestations virulentes du libre-échange, faisant le constat de la désindustrialisation et du dumping social. Les partenariats bilatéraux qui ont pris le relais, en incluant les domaines controversés des services et de la propriété intellectuelle, mettent au premier plan les organisations régionales comme l’Asean en Asie du Sud-Est, l’Apec, promotrice d’un partenariat trans-pacifique, ou bien l’UE, négociant avec le Canada ou avec le Mercosur, formé des États d’Amérique latine.
Les véritables déflagrations sur le commerce mondial proviennent du bras-de-fer engagé par les États-Unis avec la Chine, en lice pour le statut d’hyperpuissance. Le virage protectionniste du pays, entrepris sous la présidence de Donald Trump, va plus loin qu’une simple politique électoraliste ou qu’une idéologie partisane, au moment où la Chine accentue tout au contraire sa diplomatie commerciale, symbolisée par l’initiative des « nouvelles routes de la Soie » (Belt and Road Initiative), amorcée dès 2013. La guerre commerciale lancée depuis 2018 est hasardeuse en regard du niveau d’imbrication des économies chinoises et états-uniennes, reposant sur les chaînes de valeur, du soja aux iPhones. L’escalade des sanctions s’inscrit dans un diagnostic plus large, celui d’une Chine parvenue à des capacités industrielles sans égal, prenant pied sur le terrain des technologies de pointe, illustrées avec l’exemple de la 5G.
L’histoire du capitalisme, qui a vu naître l’ordre économique mondial actuel, montre que les logiques du commerce ne sont jamais très éloignées de la géopolitique. L’hypothèse d’un découplage économique provoqué par les États-Unis, allant à l’encontre des chaînes de valeur en place, est actuellement peu raisonnable. La disjonction de nature, selon le mot de l’historien Adam Tooze [1], entre deux systèmes politiques, l’un libéral et américain et l’autre socialiste et chinois, érigés chacun en modèle global, ressort par contre exacerbé de la gouvernance mondiale autour de la pandémie du Covid-19.
À l’horizon du déconfinement, l’exercice de la coopération internationale as usual prôné par la Banque mondiale dans son dernier rapport paraît de toute façon compromis.
Par Etienne Monin
Étienne Monin est géographe, rattaché à l’Université d’Angers. Il étudie depuis dix ans les dynamiques de développement régional en Chine, en lien avec la globalisation.
Sources :
- [1] Adam Tooze, 2020, « La fin du siècle américain ? », Le Débat, 2020/1, n° 208, p. 4-15.
- Scott A. J. et Leriche F., 2018, « Division du travail, développement spatial et le nouvel ordre économique mondial », Annales de géographie, 2018/5 N° 723-724 | pages 635 à 657.
- Grasland G. et Van Hamme G., « La relocalisation des activités industrielles : une approche centre-périphérie des dynamiques mondiales et européennes », L’Espace géographique, 2010/1 Vol. 39 | pages 1 à 19.
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World Development Report 2020 : Trading for Development in the Age of Global Value Chains
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