Interview

« Il faut trouver un équilibre entre un modèle qui va permettre de rémunérer les porteurs de projet, et la nécessité de ne pas survendre l’économie carbone »

Posté le 17 décembre 2024
par Pierre Thouverez
dans Entreprises et marchés

Consacré à la transition énergétique depuis 1976, le Geres est une ONG de développement et de solidarité internationale qui agit en France et à travers le monde pour l’amélioration des conditions de vie des plus pauvres, contre la précarité énergétique et contre les changements climatiques et leurs conséquences.

Ses équipes cherchent collectivement à favoriser l’accès du plus grand nombre à une énergie durable tout en réduisant l’empreinte climatique des plus privilégiés.

Depuis 1994, le Geres – soutenu par l’Ademe – anime InfoCC, une plateforme d’information en ligne sur la contribution carbone volontaire, notamment à travers de nombreuses études et la publication d’un guide de la compensation carbone. Le Geres accompagne ainsi les organisations qui souhaitent investir dans la finance carbone pour contribuer à des projets à impacts, avec les co-bénéfices les plus larges possible. 

Nadia Trainar, responsable programmes climat & carbone au sein du Geres, a expliqué à Techniques de l’Ingénieur les tenants et les aboutissants de la compensation – on parle aujourd’hui de contribution – volontaire, et comment celle-ci peut s’inscrire dans une stratégie globale de réduction des émissions de gaz à effet de serre des organisations, en particulier pour les entreprises.

Techniques de l’Ingénieur : Quelles sont les missions du Geres concernant la compensation carbone volontaire ?

Nadia Trainar : Le Geres a été précurseur sur le sujet de la finance carbone, dès les années 2000, en générant des crédits carbone certifiés. Depuis 2004, le Geres anime la plateforme d’informations Info contribution carbone (InfoCC), soutenue par l’Ademe. 

On trouve sur InfoCC de nombreux contenus pédagogiques, ainsi que l’enquête annuelle qualitative et quantitative que nous faisons sur le marché volontaire du carbone, pour laquelle nous interrogeons tous les opérateurs du marché ayant des activités en France.

On parle aujourd’hui de contribution et plus de compensation. Quelle réalité ce glissement sémantique révèle ?

Le marché du carbone a soulevé à juste titre de nombreuses critiques ces dernières années, aussi bien du côté de l’offre que de la demande.

Nadia Trainar, responsable programmes climat & carbone au sein du Geres

Du côté de la demande, cela concerne majoritairement les entreprises – et les collectivités dans une moindre mesure – qui achètent des crédits carbone et qui ont, selon nous, des pratiques parfois scandaleuses concernant leur communication autour de la finance carbone. Concrètement, certaines entreprises ne font aucun effort de réduction sincère de leurs émissions, et mettent sur le même plan des projections (futures et toujours incertaines) de tonnes de carbone achetées via des mécanismes de compensation, et leurs émissions directes et indirectes.

Lorsqu’une entreprise a réalisé des efforts de réduction de ses émissions, même significatifs, il lui reste généralement des émissions résiduelles. Dans ce cas, elle peut contribuer à la neutralité carbone au niveau mondial, sans pour autant prétendre compenser ses propres émissions. D’où la notion de contribution plus que de compensation.

Il convient donc de décorréler la stratégie des organisations pour éviter et réduire leurs émissions, et leur volonté de s’investir dans des projets contribuant à la neutralité carbone ?

Nous considérons qu’une entreprise ayant une activité sur un territoire ne peut pas se revendiquer neutre en carbone. On ne peut pas mettre sur le même plan des émissions physiques que l’on produit aujourd’hui, et un potentiel de réduction ou de séquestration qui sera peut-être réalisé au bout de plusieurs dizaines d’années.

Après, il est certain que la notion de compensation a eu un effet marketing, qui a contribué à la dynamique de ce marché. Aujourd’hui, une communication saine pour une organisation consiste à dire “je fais des efforts pour éviter et réduire mes émissions, et en dehors de ma chaîne de valeur, je contribue aux efforts globaux pour atteindre la neutralité carbone”.

Afin d’éviter et réduire leurs émissions, les organisations doivent commencer par établir un bilan carbone de leurs activités.

Effectivement. Avant le triptyque “éviter, réduire, contribuer”, il y a la nécessité de mesurer, via un bilan carbone ses sources d’émissions, afin d’avoir une vision claire des émissions générées par l’activité de son entreprise. C’est le point de départ nécessaire pour mettre en œuvre une stratégie ciblée de réduction des émissions. Cela dit, et c’est particulièrement vrai pour les grandes entreprises, la mesure des émissions peut avoir un côté paralysant. 

Mesurer son bilan carbone dans le détail peut prendre beaucoup de temps. Il faut donc trouver un équilibre, et garder de l’énergie pour mettre en place des solutions effectives de réduction, là où cela peut avoir de l’impact.

La mesure des émissions directes et indirectes d’une entreprise, les fameux scopes 1, 2 et 3, peut parfois aboutir pour l’entreprise à une remise en cause importante de son modèle d’affaire, pour parvenir à éviter et réduire les émissions. Il est donc important d’avancer en parallèle sur une mesure de plus en plus précise de son bilan carbone et sur la mise en place de stratégies de réduction des émissions, accompagnées d’actions de contribution pour atteindre la neutralité, via la finance carbone.

Comment les organisations vont-elles aujourd’hui choisir les projets auxquels elles veulent s’associer via la finance carbone ?

Les stratégies de contribution carbone peuvent être mises en place par des organisations en fonction de facteurs très variés. 

Le critère de localisation est souvent important, par exemple si une organisation est implantée au sein d’un territoire, ou qu’elle possède une filiale dans un pays étranger, elle peut être intéressée à contribuer sur ces zones géographiques.

Certaines organisations sont plus sensibles à la typologie de projets, en privilégiant par exemple ceux qui sont aisément compréhensibles, ou proche de leur secteur d’activité, ce qui va faciliter la communication autour de leur contribution.

Le public visé est à cet égard un facteur fondamental : l’organisation veut elle contribuer pour valoriser son image auprès du grand public ? Auprès de ses salariés ? Répondre aux attentes de ses donneurs d’ordres ?

Les co-bénéfices sont également un critère important de choix, alors qu’il y a encore quelques années, les organisations se focalisaient uniquement sur le carbone. Désormais, elles ont plus tendance à analyser l’ensemble des externalités des projets – impact carbone, sociétale, économique, sur la biodiversité… – pour finaliser leurs choix.

Quel rôle joue le prix des crédits carbone dans la stratégie de contribution volontaire des entreprises ?

Ce que l’on observe, notamment à travers les enquêtes que nous menons depuis dix ans, c’est une montée progressive des prix du carbone depuis quelques années, et une segmentation, entre des crédits carbone qui sont inférieurs à 5 euros par tonne, et qui représentent environ 45 % du marché en volume, et ceux dont le prix est plus élevé. 

Il est selon nous illusoire de développer des projets de qualité avec des crédits carbones à 5 euros. On remarque d’ailleurs aujourd’hui que ce type de projets, souvent situés en Amérique du Sud, en Chine ou en Inde, ont fait de manière récurrente l’objet de surévaluations quant au carbone réellement séquestré.

Ce qui est notable, c’est qu’aujourd’hui la tranche de crédits carbone située à un prix entre 15 et 35 euros est celle qui croit le plus rapidement, même si elle reste minoritaire en volume. Cela traduit le fait qu’une partie des financeurs optent aujourd’hui pour une contribution à des projets plus coûteux, avec une valeur ajoutée plus grande en termes de co-bénéfices.

Cela veut dire que les contributeurs sont de plus en plus exigeants quant à la qualité des projets ?

Il y a deux typologies de clients dans la finance carbone : ceux qui vont être très exigeants sur les projets sur lesquels ils veulent contribuer, notamment car ils craignent beaucoup les accusations de greenwashing. Ils sont prêts à payer leurs crédits carbone cher, à condition d’avoir des garanties de qualité sur les projets auxquels ils contribuent.

D’un autre côté, certaines organisations, dont quelques grandes multinationales, détournent le marché volontaire du carbone, et en cela le pénalisent grandement, en investissant dans des crédits carbone à bas prix, pour compenser leurs émissions, sans rien changer à leurs pratiques. C’est un fonctionnement que nous dénonçons et contre lequel nous luttons.

La directive européenne Green claim, qui doit sortir sous peu, revient sur la nécessité, pour les entreprises, de travailler sur la réduction de leurs émissions, sur leurs sites et sur leur chaîne de valeur, avant de contribuer par ailleurs à des projets de réduction. Il y a une réelle volonté de lutter contre ces pratiques.

D’où la nécessité de mieux cerner les co-bénéfices réels des projets financés ?

Quel que soit le type de projet carbone, on se base sur des projections, à plus ou moins long terme. Pour un projet de rénovation ou de construction de bâtiments avec des matériaux biosourcés, à partir du moment où le chantier est terminé, il est possible de comptabiliser les économies carbone réalisées de manière très précise.

En revanche pour un projet de forêt par exemple, et plus globalement pour toutes les solutions fondées sur la nature – qui ont la particularité de générer de nombreux co-bénéfices – c’est totalement différent. Nous sommes là sur du temps long, avec toutes les incertitudes que cela peut générer. Par exemple, la multiplication des incendies ces dernières années constitue une incertitude supplémentaire pour les projets de forêt, qui peuvent disparaître du jour au lendemain en cas de feu.

Aujourd’hui, certaines certifications vertueuses, comme le label bas carbone, prennent en compte ces incertitudes en les intégrant au calcul du prix des projets. Il faut trouver un équilibre entre un modèle qui va permettre de rémunérer et donc d’inciter les porteurs de projet, et la nécessité de ne pas survendre l’économie carbone. Évidemment, plus le prix à la tonne du carbone est élevé, plus facilement on peut atteindre cet équilibre. 

Qu’en est-il des projets de contribution volontaire sur le sol français ?

Il y a d’un côté le marché réglementé, qui force les industries très émettrices, comme la chimie par exemple, à réduire leurs émissions – dans le cadre des marchés de quotas européens (nommés ETS).

Pour le marché volontaire, la France a mis en place le label bas carbone qui a pour vocation de soutenir une variété de projets, par exemple dans le secteur agricole, qui a des difficultés à opérer sa transition énergétique. Les projets autour de l’agriculture sont très intéressants, dans l’élevage, les grandes cultures, les haies… Mais le problème réside aujourd’hui dans le financement. Pour beaucoup des méthodes concernées, il faudrait vendre des crédits carbone autour de 80 euros pour que les projets soient rentables pour les agriculteurs.

L’augmentation des exigences de qualité sur les projets locaux explique aussi les prix en hausse des crédits carbone. Pour les projets de forêt par exemple, on est passé sur certains territoires de projets de monoculture de pin, à des plantations diversifiées, avec la volonté de préserver les sols… Tout cela coûte forcément plus cher.

Propos recueillis par Pierre Thouverez


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