Irrigants de France[1] est une association qui fédère d’une part des groupements d’irrigants au niveau des départements. Historiquement, les adhérents étaient principalement situés au sud de la Loire, mais depuis quelques années, de nouvelles associations se mettent en place et rejoignent Irrigants de France, qui sont issus de zones au nord de la Loire. Cela concerne par exemple la Bretagne, le Jura, la Côte d’Or, ou les départements du Nord et du Pas de Calais.
D’autre part, de nombreuses associations nationales sont également adhérentes qui représentent différentes filières végétales (céréales, maïs, oléoprotéagineux, betteraves, légumes de conserve, pommes, pomme de terre, ou semences). Cette liste a également tendance à s’allonger depuis quelques années, car la question de l’accès à l’eau devient de plus en plus prégnante, même dans le nord de la France, pour tous les acteurs de l’agriculture.
Irrigants de France a pour mission d’être le porte voix de ses adhérents, dans une période où la ressource eau devient de plus en plus cruciale, et où ses usages deviennent de plus en plus scrutés.
Sabine Battegay, Responsable Environnement à l’AGPM et animatrice chez Irrigants de France, est revenue pour Techniques de l’Ingénieur sur la problématique de l’irrigation agricole au prisme du réchauffement climatique, et sur la distinction nécessaire entre consommation d’eau et prélèvement.
En quoi l’irrigation en agriculture, qui vient en complément de la pluviométrie, est-elle fondamentale pour les productions ?
Sabine Battegay : L’accès à l’eau joue un rôle sur les rendements, les quantités produites, la régularité de la production ainsi que sur sa qualité. Pour les haricots verts par exemple, il faut un apport d’eau au bon moment, sinon ces derniers développent des fils et sont de moins bonne qualité pour les consommateurs, et ne peuvent plus répondre aux cahiers des charges pour la mise en conserve ou le surgelé.
Tous ces paramètres agricoles ont donc un impact direct sur la pérennité des exploitations, et jouent un rôle important en termes d’économies et d’emplois au sein des territoires, notamment en lien avec l’aval et l’agro-alimentaire
Que met en place Irrigants de France pour porter ces enjeux au niveau national ?
Aujourd’hui, les actions d’Irrigants de France consistent à porter la voix au niveau national de ses adhérents. Il y a eu beaucoup de discussions, notamment lors des Assises de l’eau en 2019, du Varenne agricole de l’eau et du changement climatique en 2021, et du Plan eau dont les conclusions ont été annoncées par le Président de la République lui-même en mars 2023. Et enfin Michel Barnier, qui lors de son discours de politique générale a annoncé mettre de nouvelles actions et centres de discussions autour de la problématique eau.
Jusqu’au printemps 2023, on parlait toujours en France de prélèvement d’eau et pas de consommation d’eau. La distinction entre ces deux termes est très importante.
Les prélèvements d’eau sont parfaitement renseignés, quels que soient les usages : agricoles, pour les canaux, la production d’eau potable, le refroidissement des centrales électriques ou les usages pour l’activité industrielle.
Tout agriculteur qui irrigue a besoin d’une autorisation pour prélever l’eau dans le milieu, et il doit être en mesure de justifier la quantité des prélèvements, via un compteur d’eau, pour répondre aux nombreux contrôles.
Le Ministère de la transition écologique tient à jour les prélèvements effectués par les agriculteurs au niveau local, bassin versant par bassin versant, il est donc possible de connaître les volumes prélevés et leur évolution, années après années, même s’il y a un décalage temporel, le temps d’agréger les données.
Qu’est-ce qui a changé ?
Le 30 mars 2023, le Président Macron a annoncé les conclusions du plan Eau. Dans le même timing, l’Etat a communiqué sur la consommation d’eau et non plus sur les prélèvements. C’est un terme qui n’avait jamais été employé auparavant. Il correspond à l’eau prélevée moins l’eau rendue au milieu.
Cette distinction est favorable pour le secteur de l’énergie, qui est le premier préleveur d’eau en France, alors que l’agriculture arrive en quatrième position. Dès lors que l’on parle de consommation, l’activité agricole passe en première position. Dans toutes les communications officielles depuis, l’agriculture est donc passée du quatrième secteur en termes de prélèvements au premier secteur en tant que « consommateur ». Cette évolution a beaucoup surpris les acteurs agricoles et elle a un impact négatif sur la perception de l’activité agricole par le reste de la société française.
Est-ce que le problème réside dans les hypothèses de travail retenues pour évaluer la consommation d’eau ?
Il faut revenir sur les hypothèses de travail retenues pour évaluer la consommation d’eau du secteur agricole. Ainsi, l’hypothèse de travail alors retenue, qui correspond à l’estimation de la consommation d’eau, est que l’eau utilisée par l’activité agricole n’est pas du tout rendue au milieu, sauf dans le cas de l’irrigation gravitaire. Or en, réalité, il faut retenir que l’irrigation ralentit le cycle de l’eau, et que la consommation réelle correspond uniquement aux produits agricoles exportés hors des champs : c’est-à-dire l’eau qui est contenue dans le produit agricole récolté (grains, haricot vert, pomme de terre, etc…).
Tout le reste, que ce soit l’évapotranspiration de la plante ou les résidus verts qui restent après récolte, constituent de la matière contenant de l’eau et qui est remise in fine dans le milieu. C’est pour nous un point fondamental à prendre en compte quand on évoque la consommation d’eau par les agriculteurs, et c’est un point sur lequel nous avons du mal à nous faire entendre.
Autant les prélèvements d’eau en France sont connus et renseignés, autant les consommations sont calculées à partir d’hypothèses de travail, avec tout ce que cela comporte en termes d’approximations.
Tendanciellement, est-ce que l’irrigation agricole augmente sur la dernière décennie ?
C’est très variable selon les types de production et les bassins concernés. Toutes les données sont disponibles sur le site du Ministère de l’Agriculture. Le ministère réalise tous les 10 ans le recensement agricole avec pour objectif d’actualiser les données sur l’agriculture française. Ces travaux permettent, culture par culture, et par départements, d’avoir une idée précise sur l’évolution de l’irrigation. En 2020, en France, 6,8 % des surfaces agricoles ont été irriguées, soit un peu plus de 1,8 million d’hectares. Comparées à 2010, les surfaces irriguées totales ont progressé de 15 %.
L’agriculteur irrigue lorsqu’il ne pleut pas. Les surfaces irriguées et les volumes mobilisés vont donc varier selon les années. Typiquement, par exemple 2024 a été une année pluvieuse, donc les producteurs n’ont pas beaucoup irrigué, comparativement à d’autres années. Alors que l’année 2020 (année du recensement agricole) s’est caractérisée par une période estivale très chaude et un mois de juillet exceptionnellement sec. Il faut aussi rappeler que l’irrigation coûte cher aux agriculteurs, ce qui rationne d’autant plus son usage. En résumé, les agriculteurs pilotent au mieux l’irrigation en fonction de la météo, des réserves hydriques dans le sol et du stade de la culture, car les végétaux cultivés ont des besoins en eau plus importants à certaines périodes de leur croissance. Les irrigants cherchent donc à apporter la bonne quantité d’eau et au bon moment.
Qu’en est-il de l’efficacité de l’irrigation ?
Globalement, l’efficience s’est améliorée. C’est-à-dire que la quantité d’eau à apporter pour produire une tonne de matière sèche a diminué. Cela a été rendu possible par l’amélioration des techniques agricoles. Par exemple au niveau des dates de semis pour le maïs. En précocifiant les dates de semis de 3 à 4 semaines en moyenne depuis une dizaine d’années, on a décalé dans le temps la période où la plante a le plus besoin d’eau à juin/juillet, au lieu de juillet/août : c’est ce qu’on appelle l’esquive.
Ensuite, il y a eu de très gros efforts de la part des sélectionneurs et des semenciers sur l’aspect génétique des plantes pour favoriser les variétés qui résistent bien au stress hydrique, et qui possèdent une meilleure efficience vis-à-vis de l’eau.
Enfin, les outils d’aide à la décision se développent énormément, avec une plus grande capacité à gérer les datas. On peut aujourd’hui tenir compte de l’eau qui est tombée, de la réserve utile du sol… Certains agriculteurs vont même jusqu’à installer des sondes pour évaluer la disponibilité de l’eau dans leurs sols cultivés. Les données météo sont également de plus en plus précises et apportent des informations importantes aux agriculteurs.
L’innovation joue aussi un rôle.
En effet, le matériel d’irrigation est de plus en plus innovant et efficace. Les aides de France 2030 ont été massivement utilisées par les agriculteurs pour renouveler leur matériel d’irrigation, tout cela va donc vers une utilisation de plus en plus efficiente des apports d’eau pour la production. Cela se traduit notamment par des pertes de plus en plus faibles de l’eau par évaporation, de l’ordre de 5 %. Les nouveaux matériels permettent de limiter l’effet négatif du vent, qui est le grand ennemi de l’irrigation. Car contrairement à ce que l’on pourrait croire, ce ne sont pas les températures chaudes de l’été qui nuisent au rendement de l’irrigation, mais bien le vent qui va faire augmenter mécaniquement l’évaporation.
Avec le réchauffement climatique, l’irrigation devient-elle un enjeu de survie pour les exploitations agricoles ?
On a aujourd’hui des étés plus secs dans des régions où historiquement cela n’était pas le cas, et on a également plus de surfaces irriguées que par le passé. Cette tendance est visible – notamment – grâce aux données du recensement général agricole (RGA) qui a lieu tous les dix ans, et dont la dernière édition date de 2020.
En termes d’évolution, on constate que le nombre d’exploitations au global diminue, cependant, entre 2010 et 2020, le nombre d’exploitations équipées en systèmes d’irrigation n’a pas baissé, pour la première fois depuis la création du RGA en 1970. Il y a plusieurs facteurs permettant d’expliquer cela, mais le principal est que les exploitations qui irriguent ont une plus grande pérennité.
Propos recueillis par Pierre Thouverez
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