Commençons par une présentation de vous, votre parcours…
Ingénieur diplômé de Supélec, j’ai été d’abord spécialisé en électronique, puis en informatique, et j’ai également obtenu une maîtrise de physique à l’Université Pierre et Marie Curie. Bien plus tard j’ai été pendant un an auditeur au CHEAR (Centre des hautes études de l’armement), ce qui m’a familiarisé avec le monde de la Défense et son industrie. Par ailleurs, j’ai accompli la quasi-totalité de ma carrière dans le groupe IBM, où j’ai exercé à peu près tous les métiers : de la vente, de la technique, du produit, des services, de la planification, du terrain, du marketing. J’ai aussi dirigé à sa création une filiale conjointe d’IBM et de Dassault Electronique. Et j’ai achevé ma carrière en tant que directeur général des opérations d’IBM France. IBM m’a appris à écouter, la recherche de l’excellence et la primauté du client.
Depuis ma retraite il y a quelques années, j’ai repris d’autres activités dont plusieurs de nature associative, les plus importantes étant celles que j’exerce pour le compte des ingénieurs : j’ai conduit pendant trois ans l’Association des Supélec et je préside depuis deux ans maintenant IESF, le Conseil National des Ingénieurs et Scientifiques de France, parfois connu sous son ancien acronyme de CNISF.
En 2011 pour les Techniques de l’ingénieur, vous répondiez à la question « C’est quoi un ingénieur ? » par : « l’ingénieur, c’est celui qui fait que ça marche ». Pouvez-vous nous réexpliquer (brièvement) ce qu’est un ingénieur ?
Le terme d’ingénieur recouvre deux notions différentes : être ingénieur, c’est d’une part un métier, et d’autre part une formation. En termes de métier, il y a un certain nombre de caractéristiques. La première est le bagage scientifique et technologique qu’il faut avoir acquis. L’ingénieur est confronté sur le terrain à des problèmes concrets qu’il doit résoudre. Et son apport, sa valeur ajoutée, c’est d’imaginer une solution à partir de son expérience et de ses connaissances, et surtout de la réaliser. Cela implique un jugement, des choix, une prise de risque responsable, la conduite d’équipes et de projets. C’est un métier merveilleusement complet, au plan humain comme au plan technique.
Le terme d’ingénieur correspond aussi à un type de formation, puisqu’il y a un grand nombre d’ingénieurs qui ont obtenu leur diplôme de grande école mais qui exercent des métiers complètement différents. Lorsqu’un ingénieur va faire du conseil ou de la finance, en quoi est-il ingénieur ? En réalité, il exerce son activité avec le profil et les réflexes que lui a donné sa formation d’ingénieur.
Si l’on peut hasarder une comparaison, je dirais qu’un ingénieur diplômé grande école, c’est un peu le pendant dans le monde technologique et scientifique d’un diplômé de Sciences-Po : de même qu’un élève sortant de cette formation aura appris à faire une présentation en trois points, à argumenter ses démonstrations avec une approche des problèmes bien particulière et caractéristique de son cursus, un ingénieur aura lui pendant ses années de prépa appris à apprendre, bénéficié d’un socle général scientifique et technique complet pendant ses premières années de grande école, acquis des réflexes de rigueur de pragmatisme ainsi qu’une proximité quasi consanguine avec l’entreprise. Au sortir de sa formation, l’ingénieur aura une approche bien caractéristique des problèmes à traiter.
Concernant l’emploi des ingénieurs, quels sont les points fondamentaux de cette rentrée 2012 ?
Dans le contexte de crise actuelle, les ingénieurs sont touchés comme tout le monde. Cela dit, ils sont probablement moins frappés que d’autres professions. Je veux dire par là qu’on continue à avoir une offre de postes assez large. Le nombre de postes supplémentaires proposés chaque année correspond à peu près au nombre de nouveaux ingénieurs diplômés qui arrivent sur le marché en France. Le taux de chômage actuel chez les ingénieurs se promènerait aux alentours de 4 %, pourcentage qui d’après les économistes serait un minimum pour garder une mobilité et une flexibilité de l’emploi.
Les poches de difficulté que l’on peut constater portent surtout sur une partie des débutants (temps d’accès au premier emploi, variable selon les cursus), et sur les plus anciens (plus de 55 ans) qui sembleraient plus durablement touchés, même s’ils sont bien souvent sortis des statistiques (retraite ou préretraite).
La communauté des ingénieurs a une bonne dynamique. C’est une profession qui est jeune, plus de 60 % ont moins de 40 ans et elle continue à se rajeunir, ce qui est une bonne nouvelle pour la France. C’est aussi un ascenseur social, dans la mesure où par exemple une proportion croissante arrive depuis quelques années au diplôme d’ingénieur par la filière de l’apprentissage avec 11% pour les moins de 30 ans, à comparer avec 5 % sur la population globale des ingénieurs.
Ce que les gens ne savent d’ailleurs pas, c’est que dans les écoles d’ingénieurs un étudiant sur deux n’est pas passé par les classes préparatoires mais vient de toutes sortes d’autres formations (universités, etc…) à travers des passerelles.
Une autre bonne nouvelle est que la proportion de femmes ingénieurs est en augmentation. Bien que la progression soit encore beaucoup trop lente à notre avis : si l’on a en moyenne un peu moins de 20 % de femmes dans les écoles et dans le métier, pour les ingénieurs de moins de 30 ans cette proportion passe à 26 %, augmentation encourageante.
Le Figaro titrait récemment « Les ingénieurs ne connaissent pas la crise » ?
Il faut savoir qu’en vingt ans on a doublé le nombre d’ingénieurs diplômés chaque année en France. C’est une profession qui reste en croissance car les besoins sont importants. Aujourd’hui, de l’ordre de 32 000 nouveaux diplômés sortent des écoles. Évidemment si l’on compare avec la Chine et l’Inde qui forment chaque année un million d’ingénieurs les ordres de grandeur sont bien différents, mais nos ingénieurs sont appréciés et recherchés dans le monde.
L’autre point que l’on peut mentionner aussi, c’est qu’on aurait la place en France pour absorber de l’ordre de 10 à 15 000 ingénieurs supplémentaires chaque année. D’une part dans les PME/PMI qui sont encore très peu équipées en ingénieurs, et d’autre part dans les nouveaux domaines qui peuvent apparaître si l’on développe dans notre pays une véritable stratégie industrielle privilégiant quelques grands axes, et se traduisant par un investissement lourd en infrastructures, en formation et en programmes d’innovation.
Que donneriez-vous comme conseil à un ingénieur débutant sa carrière, « vos conseils en stratégie de carrière » ?
Il y a 25 ans on disait aux jeunes « si vous voulez y arriver, il faut accumuler les diplômes ». Aujourd’hui, c’est complètement dépassé. C’est bien d’avoir des diplômes, mais ce que les entreprises regardent surtout, ce sont les expériences. On cherche des gens qui ont des parcours diversifiés, comme par exemple une double formation dans le domaine ingénieur ou scientifique, en gestion, en médecine…
L’expérience internationale est aussi un type d’expérience variée. Beaucoup d’écoles d’ingénieurs ont intégré dans leur cursus une dimension internationale, et un stage de six mois voire plus à l’étranger est une pratique courante. Dans certaines écoles, c’est même en train de devenir une obligation.
Au niveau national, je recommanderais fortement le passage par une PME. C’est un choix qui n’est pas souvent fait par les ingénieurs, attirés par les grandes entreprises car ils pensent que ça facilitera l’accélération de leur carrière. Mais débuter dans une PME, c’est probablement la meilleure formation qu’on puisse avoir. On est forcé de se débrouiller, on n’a pas de services généraux ou fonctionnels derrière soi pour sous-traiter telle ou telle partie des problèmes. On a plus de responsabilités, on voit infiniment plus de choses que dans un grand groupe où les domaines de chacun sont souvent beaucoup plus spécialisés. Un démarrage de carrière dans une PME pendant au moins deux/trois ans est un investissement profitable par l’expérience que l’on peut y acquérir et réutiliser tout au long de la vie.
Au-delà de l’expérience professionnelle acquise, la légitimité d’un ingénieur, quelle que soit son orientation, reste néanmoins d’avoir un domaine de spécialité bien creusé, auquel il soit accroché, pour pouvoir être crédible. En résumé, il est nécessaire d’être compétent, d’avoir varié les expériences, et de s’être préparé à s’adapter en permanence.
Souhaitez-vous mettre des points en relief ?
Par rapport à leur importance réelle en France, je trouve qu’on entend trop peu parler des ingénieurs, qu’on les voit trop peu. Le message que je voudrais leur délivrer, c’est qu’il est important qu’ils aient un engagement beaucoup plus grand dans la vie publique, et qu’il faudrait une présence d’ingénieurs au gouvernement comme dans les instances parlementaires : entre l’Assemblée Nationale et le Sénat, il doit y avoir aujourd’hui une douzaine d’ingénieurs élus alors que nous représentons près de 4 % de la population active de ce pays. C’est dans l’air du temps : les ingénieurs vont s’engager beaucoup plus dans la vie publique, dans la vie de la Cité.
Par Sébastien Tribot, journaliste scientifique
Cet article se trouve dans le dossier :
Emploi : l'ingénieur connaît-il la crise ?
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