Sur le papier, le mouvement opéré par Google avec Search Plus Your World (SYPW – pour l’instant uniquement disponible aux États-Unis) s’inscrit dans une évolution stratégique logique. Aujourd’hui, les contenus disponibles sur la Toile émanent en effet autant des sites classiques que le moteur indexe inlassablement depuis 1998 que des réseaux sociaux où les internautes partagent à tour de bras quantité d’informations avec leurs contacts et leurs amis.
Un prolongement logique du moteur de recherche
Pour Google, continuer à se cantonner à sa mission première tout en occultant ce gisement nouveau reviendrait à nier l’essence même de ce qui a toujours motivé sa vision initiale : recenser in extenso l’information du monde et la restituer de la manière la plus pertinente aux utilisateurs en fonction de leurs critères de recherche. Internet étant devenu un espace à forte consonance sociale, Google ne pouvait donc faire l’impasse sur cette évolution radicale.
Dans son blog Superception, Christophe Lachnitt souligne clairement l’enjeu (1) : « Cette révolution signale que Google prend en compte le passage d’Internet d’un réseau de liens hypertexte à un réseau de personnes. Ce faisant, le groupe de Larry Page et Sergey Brin donne raison à Mark Zuckerberg qui professe depuis quelques années que la recherche va passer d’un mode vertical (un moteur de recherche répond à nos questions) à un mode horizontal (nos amis répondent à nos questions) ».
Vu sous cet angle, injecter plus étroitement l’indexation du Web social dans son moteur de recherche par le truchement de SPYW apparaît par conséquent comme une avancée technologique de bon sens et la prolongation logique de la mission universelle d’indexation qu’a toujours revendiquée Google depuis sa fondation. Search Plus Your World procède donc clairement de ce renversement de paradigme que Google tente déjà d’appréhender avec plus ou moins de bonheur depuis quelques années. Après les échecs de Wave et Buzz, Google est revenu à la charge l’été dernier avec Google + pour répliquer à l’emprise énorme de Facebook sur le Web 2.0. Pour l’instant, même si le réseau social de Google revendique 90 millions de profils créés, son développement demeure laborieux avec des inscrits nettement moins nombreux et prolifiques que les 800 millions d’adeptes de Facebook. [suite]
Ton concurrent, tu n’indexeras point !
Entre les intentions professées main sur le cœur et les actes effectivement accomplis, le géant de Mountain View a pris néanmoins un gros risque en termes d’image. Il a choisi de n’intégrer que son réseau social Google + dans les résultats remontés par SPYW et exclure des acteurs pourtant largement plus représentatifs du Web social comme Twitter et Facebook. Même si tactiquement et commercialement parlant, la manœuvre peut se concevoir pour permettre à Google + de combler son retard sur ses deux principaux rivaux, elle s’avère périlleuse d’un point de vue de la réputation.
Elle s’inscrit en effet à rebours de ce que Google s’est toujours évertué à proclamer être : un moteur de recherche exhaustif et objectif. Auteur d’un ouvrage fort documenté sur Google en 2011, le journaliste américain Steven Levy confirme cette obsession du moteur de recherche (2) : « Lorsque j’écrivais The Plex, j’ai appris le secret qui résidait derrière le design fade de Google. Il s’agissait d’induire l’idée que la conception de Google résultait d’une machine. Ainsi, les utilisateurs comprendraient implicitement que le moteur de recherche Google n’était pas pollué par des opinions orientées. Google a méticuleusement positionné son produit phare comme un juge neutre et pertinent envers l’utilisateur ».
Les concurrents concernés au premier chef n’ont évidemment pas manqué de crier au scandale sitôt SPYW entré en action au service de la promotion active des contenus présents sur Google +. Ainsi, Alex Macgillivray, juriste en chef de Twitter (et ex-Googler), a tweeté amèrement (3) : « Aujourd’hui est un sale jour pour Internet » ajoutant que la recherche était désormais pervertie. Même récrimination chez James Grimmelmann, professeur de droit à l’université de New York (et connu pour ses positions pro-Microsoft) (4) : « Aujourd’hui est un bon jour pour éteindre Google + et effacer votre profil Google ».
A ce hiatus préjudiciable pour l’image de Google, les têtes pensantes de Mountain View ont préféré répondre avec des arguties technico-juridiques (5) : « Nous sommes ouverts à travailler avec les autres. Mais leur information ne nous est pas disponible. Ils ne nous laisseront même pas les indexer ». Matt Cutts, un des ingénieurs piliers de Google +, va même jusqu’à écrire dans un billet défensif (6) que SPYW fournit quand même des résultats issus de FriendFeed, Quora, FlickR et même Twitter ! Oubliant au passage d’évoquer Facebook, l’actuel n°1 du Web social ! Depuis, Eric Schmidt a publiquement invité les sites sociaux à ouvrir des négociations pour intégrer leurs contenus dans le moteur de recherche Google. Mais en dépit de ce rétropédalage de circonstance, Google a indéniablement brouillé la perception d’impartialité de son moteur de recherche. [suite]
L’utilisateur, dindon de la farce ?
Transformer un supposé neutre moteur de recherche en arme concurrentielle a d’ailleurs suscité une large perplexité critique chez les observateurs du secteur. Si d’aucuns ne remettent pas en cause l’idée d’introduire du contenu social dans le moteur de recherche et comprennent les enjeux stratégiques vis-à-vis de la concurrence, nombreux sont ceux qui s’interrogent en revanche sur la façon de procéder de Google. Le journaliste Mathew Ingram de la newsletter spécialisée GigaOM, estime notamment que les utilisateurs sont au final les victimes collatérales de cette bagarre entre acteurs du Web. Un de ses confrères et vétéran du Web, John Battelle, va même plus loin (7) : « Cette mauvaise volonté qu’ont Facebook et Google à partager un bien commun public au croisement du social et de la recherche, est corrosif pour le tissu même de notre culture de connexion et de partage ».
D’autres s’agacent que Google puisse profiter de l’écrasante domination de son moteur de recherche sur le marché pour pousser en priorité ses propres produits. Or dans le même registre, Google a annoncé le 24 janvier une refonte des conditions d’utilisation de ses services dans un objectif de « simplification et de lisibilité » selon les termes du géant américain. Concrètement, cela va se traduire à compter du 1er mars par un regroupement des informations d’un utilisateur qui provenaient auparavant séparément des différents outils Google.
En d’autres termes, l’ouverture d’un compte de messagerie électronique Gmail impliquera par exemple la création de facto d’un profil Google +. De fait, Google disposera d’une mine d’informations nettement plus précises et recoupées là où elles étaient précédemment éparpillées. Un changement de conditions d’utilisation qui est loin d’être anodin lorsqu’il est remis dans le contexte de l’accélération du développement de Google + et de son imbrication étroite avec le moteur de recherche.
Plébiscité aujourd’hui mais demain ?
Aujourd’hui, le moteur de recherche Google est indubitablement un succès du fait de la pertinence et de la rapidité des résultats procurés à l’utilisateur. A tel point que Google pèse par exemple près 65% des recherches aux Etats-Unis et jusqu’à 90% en France. Avec une telle prédominance, Google dispose d’une belle rente de situation d’autant que les utilisateurs plébiscitent encore le moteur de Mountain View et ses différents outils.
Ce succès, Google l’a précisément bâti sur cette capacité à toujours se préoccuper de livrer l’information la plus adéquate à la demande formulée par l’internaute. Avec un label de qualité érigé en ligne de conduite invariable : « Don’t be evil ». Autrement dit, le moteur ne doit en aucun cas favoriser tel ou tel contenu selon des critères subjectifs mais au contraire selon des paramètres sophistiqués dont s’enrichit continuellement l’algorithme du moteur de recherche. Dans sa communication, Google a toujours clamé appliquer cette ligne de conduite. Il a même coutume de dire que « l’utilisateur est à un clic de la concurrence » si d’aventure le moteur ne remplissait plus correctement sa mission.
C’est d’autant plus vrai que la marque Google n’est pas perçue comme une marque émotionnelle par les utilisateurs mais comme une marque pratique, facile d’accès, simple à utiliser et fiable. A la différence de la marque Apple où son aura émotionnelle génère une adhésion quasi irrationnelle des Applemaniacs (au point parfois de refuser d’entendre des critiques fondées sur leur marque fétiche), Google ne dispose pas de cette puissance empathique. La marque est appréciée mais ne véhicule pas d’attributs « affectifs » qui sont souvent la condition sine qua non de la fidélité des consommateurs. [suite]
« Evil or not ? »
En imposant au forceps les contenus de Google + dans son moteur, le géant de Mountain View administre la preuve que l’inflexible mantra du « Don’t be evil » est en train de muter et de s’écarter de la neutralité au profit d’une « personnalisation » plus orientée. La marque Google joue gros d’autant qu’elle n’est pas en odeur de sainteté tant auprès des autorités américaines (La Federal Trade Commission, l’autorité de la concurrence, avait diligenté une enquête en 2011 sur les pratiques du moteur de recherche soupçonné d’abus de position dominante) qu’européennes où la Commission mène également des investigations sur le même sujet.
A la suite du lancement de SPYW, les concurrents ne se sont d’ailleurs pas privés d’appuyer là où ça fait potentiellement mal pour Google. Trois ingénieurs issus de Facebook, Twitter et MySpace ont ainsi conçu un logiciel censé procurer des résultats plus pertinents et moins excluants que ceux de SPYW. Ironiquement baptisé « Focus On User », il vise à enrichir les résultats sociaux du moteur de recherche Google. Un comble !
Google va-t-il alors réviser le tir et communiquer autrement ? Rien n’est moins sûr si l’on en juge un article paru sur le site high-tech américain Pandodaily. Selon celui-ci, Larry Page aurait déclaré aux Googlers lors du traditionnel TGIF (Thanks God It’s Friday) que le lancement de SPYW « est le cap que nous empruntons, c’est-à-dire un unique et magnifique produit unifié au cœur de tout. Si vous ne comprenez pas cela, alors vous devriez probablement aller travailler ailleurs« .
Doit-on donc en déduire que l’ère du « Don’t be evil » est sur le point d’être révolue ? Difficile de se prononcer avec certitude. En revanche, la marche en ordre serré autour de SPYW est de rigueur si l’on se fie à l’interview accordée par Amit Singhal, le directeur mondial de Google pour le moteur de recherche, au site américain Searchengineland.com. S’il admet que le produit n’est pas encore parfait, il promet qu’il va s’améliorer. Sur les critiques qui ne cessent d’enfler, il balaie d’un revers de main la polémique : « Laissez-moi ajouter une chose que j’ai remarqué. Le feedback utilisateur que nous avons eu jusqu’à présent est quasiment à l’opposé de la réaction que nous avons vue dans la blogosphère (…) Avec Universal Search ou Google Instant, il y avait initialement plus de plaintes puis plus tard, les gens étaient ravis« .
Arrogance irraisonnée du leader ou pari visionnaire gagnant ?
Par Olivier Cimelière / Le blog du Communicant 2.0 / Le Plus, Le Nouvel Observateur
Sources :
(1) – Christophe Lachnitt – « Google aurait-il raison trop tôt ? » – Blog Superception – 15 janvier 2012
(2) – Steven Levy – « Is too much Plus a minus for Google ? » – Wired.com – 12 janvier 2012
(3) – Jeff Roberts – « Did Google too far mixing social and search ? » – Paid Content.org – 10 janvier 2012
(4) – Ibid.
(5) – Steven Levy – « Is too much Plus a minus for Google ? » – Wired.com – 12 janvier 2012
(6) – Ibid.
(7) – Mark Coddington – « Google and the social search wars » – Niemanlab.org – 13 janvier 2012
Olivier Cimelière
Après avoir été reporter en presse écrite et en radio à la sortie de son école de journalisme (CELSA), Olivier s’est orienté vers la communication d’entreprise au sein de grandes entreprises internationales dans successivement le secteur pharmaceutique (Bœhringer Ingelheim), le secteur alimentaire (Nestlé Waters) et le secteur des technologies de l’information et de la communication (Ericsson & Google). Olivier compte plus de 20 ans d’expérience professionnelle en communication, relations presse et réseaux sociaux. Il anime en outre un blog personnel sur la communication, l’information, la réputation et la distorsion d’image : www.leblogducommunicant2-0.com. Il est l’auteur d’un essai intitulé « Journalistes, nous avons besoin de vous ! «
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