Le 11 mars 2011, le Japon connaissait un enchaînement de catastrophes : un séisme, un tsunami puis l’accident nucléaire de la centrale de Fukushima Daiichi. Il s’agit de la deuxième catastrophe de centrale nucléaire de l’histoire, classée au niveau 7, le plus élevé sur l’échelle internationale des événements nucléaires (INES), au même degré de gravité que la catastrophe de Tchernobyl (1986).
Patrice François est en charge du suivi et de la réalisation de projets internationaux de démantèlement d’installations nucléaires et de gestion des déchets à l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN). Il est également chargé de la veille technique à Fukushima. Il revient sur l’accident, les mesures mises en place en urgence juste après la catastrophe et l’avancée du démantèlement aujourd’hui.
Techniques de l’Ingénieur : Pouvez-vous nous rappeler ce qu’il s’est passé il y a 10 ans à Fukushima ?
Patrice François : Le 11 mars 2011, un séisme de magnitude 9 est survenu à environ 80 km à l’est de l’île de Honshū au Japon, et a été suivi d’un tsunami. Ces catastrophes naturelles ont touché le site de la centrale de Fukushima Daiichi et ont provoqué la perte totale des alimentations électriques et donc du refroidissement des réacteurs. Cela a entraîné la fusion des cœurs des réacteurs nucléaires 1, 2 et 3 avec perte d’intégrité des cuves, sachant qu’on dénombre au total 6 réacteurs sur le site. Il y a également eu des explosions d’hydrogène dans les bâtiments réacteurs 1, 3 et 4.
Quelles actions ont été réalisées immédiatement après la catastrophe ?
Les équipes de TEPCO [Tokyo Electric Power Company, producteur d’électricité en charge du démantèlement de la centrale de Fukushima, NDLR] ont d’abord tenté de remettre en marche les fonctions électriques, ce qui s’est avéré impossible car les diesels étaient immergés dans les réacteurs 1 à 4. L’urgence était de préserver le refroidissement des piscines et des cœurs grâce à différents systèmes. En effet, la fusion des cœurs n’a pas eu lieu immédiatement, elle s’est faite progressivement. Les équipes ont fini par injecter de l’eau de mer acheminée par des camions de pompiers en utilisant les systèmes d’arrivée d’eau de conception des réacteurs. Cette méthode – provisoire – a permis de stabiliser les réacteurs dans les semaines qui ont suivi la catastrophe.
Comment les lieux ont-ils ensuite été assainis pour permettre aux équipes de travailler sur le démantèlement de la centrale ?
Lors de la catastrophe nucléaire de Tchernobyl, il y avait eu une explosion dans le cœur avec projection de débris de combustible à l’extérieur du réacteur. A Fukushima, la situation était différente car les cœurs ont fondu, traversé les cuves et se sont répandus dans les enceintes de confinement. Pour assainir la zone, les travailleurs ont dû rendre accessibles les piscines, donc déblayer les débris sur place, remettre en place les structures d’accès et même construire des structures externes aux bâtiments et renforcer la structure génie civil de la piscine pour le réacteur 4.
Ces travaux-là se sont faits dans des conditions radiologiques significatives car il y avait un rayonnement important au niveau des cœurs fondus. Cela a nécessité de travailler avec des équipes dont le temps de présence sur le site était calibré en fonction des contraintes d’exposition acceptées. Pour les travailleurs, l’exposition légale est de 20 millisievert par an, contrairement au public pour qui elle est de 1 millisievert par an. Mais pendant les premières semaines, le gouvernement japonais a dû autoriser l’intervention des travailleurs à des hauteurs de dose jusqu’à 250 millisievert de manière transitoire, pour des interventions bien particulières afin de stabiliser la situation.
Quelles étapes ont déjà été réalisées pour démanteler la centrale ?
La première étape fixée par TEPCO était de remettre en état les installations pour récupérer les éléments combustibles entreposés en piscine qui n’avaient pas fait l’objet d’une fusion. Il fallait donc construire des systèmes de confinement au-dessus des piscines existantes, et remettre en place les moyens de chargement et déchargement des combustibles qui avaient été endommagés lors de l’explosion. Cette première étape s’est terminée en 2013 pour le réacteur 4 et en 2018 pour le réacteur 3. En revanche, elle est toujours en cours pour les réacteurs 1 et 2 dont la fin est prévue respectivement pour 2025 et 2024. Ce sont des travaux importants et les conditions d’intervention sont complexes à cause de la contamination.
Une fois les installations remises en place, les équipes ont récupéré les éléments combustibles. Cette étape est terminée pour le réacteur 4 depuis 2014 et doit s’achever en mars ou avril 2021 pour le réacteur 3. Une fois les éléments combustibles récupérés, il n’y a plus besoin de maintenir des fonctions de refroidissement des piscines. Concernant les réacteurs 1 et 2, les opérations de reprise n’ont pas encore débuté mais l’objectif de TEPCO est d’avoir repris l’ensemble des éléments combustibles des piscines des réacteurs 1, 2, 5 et 6 pour 2031.
Comment sont refroidis les réacteurs 1, 2 et 3 ?
Aujourd’hui, TEPCO injecte dans chaque réacteur 3 mètres cubes d’eau douce par heure, grâce à un circuit en boucle fermée. L’eau utilisée se mélange avec les infiltrations de la nappe phréatique et avec l’eau de mer encore présente dans les bâtiments et est récupérée, puis décontaminée, désalinisée, et réinjectée dans les cœurs des réacteurs. Mais le bilan de cette boucle est excédentaire. TEPCO doit traiter 150 mètres cubes d’eau par jour qui ne sont pas réinjectés. Une fois décontaminée, l’eau est ensuite entreposée dans des cuves car l’exploitant n’a pas le droit de la rejeter.
Quels sont les procédés de décontamination de l’eau ?
Il y a plusieurs installations. La première permet de décontaminer l’eau de deux radioéléments : le strontium et le césium. Puis l’eau passe dans une installation de désalinisation. A partir de ce moment-là, il y a deux voies possibles : soit la réinjection dans les cœurs, soit le transfert vers une autre installation qui s’appelle l’ALPS et qui permet de traiter les radioéléments résiduels, au nombre de 62. Une fois que l’eau est décontaminée, elle est entreposée dans des cuves situées sur le site de la centrale.
Pourquoi cette eau ne peut pas être rejetée ? Pourra-t-elle être stockée indéfiniment ?
Le problème ne vient pas d’un impact radiologique car l’eau ne sera rejetée qu’après avoir été complètement décontaminée. Il restera seulement du tritium. Le rejet de l’eau est techniquement réalisable en respectant les autorisations de rejets en mer de la centrale de Fukushima établies avant l’accident. Il s’agit plutôt d’un problème politique. Les locaux, les marins-pêcheurs et les pays limitrophes s’opposent au rejet en mer. La région a beaucoup souffert de l’impact de la catastrophe et conserve désormais une forme de méfiance. Mais il s’agit d’un problème de perception et de méconnaissance des risques réels. Cela étant, il y a aujourd’hui sur le site environ 1 200 000 mètres cubes d’eau entreposée, et les capacités d’entreposage sont limitées à 1 370 000 mètres cubes. Au rythme actuel, les installations devraient être saturées autour de l’été 2022, d’où l’urgence de trouver une solution.
Plusieurs scénarios sont étudiés et deux solutions font l’objet d’un consensus international : soit l’évaporation de ces eaux grâce une installation, soit le rejet en mer qui reste une solution de référence pour l’exploitant. C’est maintenant au gouvernement japonais de se positionner.
Quelles sont les prochaines étapes pour le démantèlement complet ?
TEPCO a élaboré une feuille de route en 3 jalons :
- Dispositions à mettre en place pour être capable de commencer le déchargement des éléments combustibles présents en piscine. Cette phase est considérée comme achevée car les déchargements des éléments combustibles sont en cours.
- Mise en œuvre des dispositions pour reprendre le corium fondu des réacteurs. L’objectif de TEPCO est d’être en mesure de le commencer à partir de 2023.
- Terminer le démantèlement total des réacteurs accidentés, ce qui devrait durer de 30 à 40 ans à partir de l’accident, donc nous emmène approximativement à 2050.
Pour l’instant, TEPCO semble respecter le planning global prévisionnel car en 2021, des essais de reprise du corium dans le réacteur 2 sont prévus. En 2018, un robot avait déjà pu être introduit et a permis de vérifier que des fragments de corium pouvaient être déplacés. Néanmoins de nombreuses incertitudes demeurent sur l’état physique et mécanique du corium. Un nouveau robot, un bras téléopéré, est en cours de conception en Angleterre et devrait être livré prochainement même si du retard a été pris, notamment à cause de la pandémie de Covid-19.
Qu’est-ce que ce robot doit avoir de spécifique ?
Une des principales problématiques est l’accessibilité. Il doit réussir à se frayer un chemin jusqu’aux structures endommagées pour récupérer le corium avec des moyens de visions permettant d’identifier les objets présents. L’enjeu réside dans la conception des robots et des moyens de vision qui doivent résister aux conditions ambiantes. Les conditions sont différentes d’un réacteur à un autre. Dans le réacteur 3, il y a environ 6 mètres d’eau dans l’enceinte de confinement, et dans le réacteur 2, il y a très peu d’eau. Le niveau d’irradiation y est donc très important, or l’électronique résiste mal à ces rayonnements. Enfin, on doit pouvoir récupérer le robot pour réaliser des opérations de maintenance ou de réparation, et donc pouvoir le décontaminer sans difficulté.
Qu’adviendra-t-il du corium une fois récupéré ?
Il sera conditionné en colis spéciaux type canister, qui devront être conçus pour le stockage de déchets radioactifs de haute activité et qui seront préalablement entreposés. Ces colis spéciaux devront assurer des fonctions de confinement (hydrogène, corrosion) et permettre d’assurer la maîtrise de la sûreté criticité qui devrait être acquise par la géométrie des colis. Cela nécessite de réaliser des études de faisabilité pour vérifier si les colis sont compatibles avec la matière que l’on conditionne dedans. L’IRID mène actuellement des études afin de déterminer les spécifications techniques que les colis devront respecter.
Que reste-t-il aujourd’hui à définir ?
Les différents scénarios de démantèlement et les différentes solutions de conditionnement et d’entreposage des déchets sont étudiés par l’IRID [International Reasearch Institute for nuclear decommisioning, NDLR], qui a été créé au Japon. Cet organisme travaille sur un certain nombre de scénarios, qui prévoient un accès soit par le haut comme cela a été fait pour reprendre les éléments combustibles en piscine, soit par le côté des réacteurs ; les deux solutions seront probablement nécessaires. Mais d’importantes incertitudes demeurent sur l’état réel du corium et TEPCO s’attend à être confronté à différents cas de figures tels que des éléments massifs de structures du cœur fondu, des débris de différentes tailles, des poussières et des boues situées en divers endroits de l’enceinte de confinement et de la cuve. La diversité de ces situations influencera directement le planning des opérations de reprise. Certaines opérations pourront être réalisées en l’air et d’autres le seront probablement sous eau.
Quels sont les risques lors du démantèlement ?
L’enjeu du démantèlement est de conserver en place des barrières de confinement afin d’éviter la dispersion de matières radioactives dans l’environnement. Aujourd’hui, le corium est à l’intérieur du bâtiment réacteur, dans l’enceinte de confinement. Pour y accéder, la fonction de confinement peut être reportée sur les nouvelles structures qui seront mises en place et non plus uniquement sur l’enceinte de confinement et sur la cuve. Ces nouvelles structures doivent être dimensionnées en fonction des risques liés à la reprise du corium, à savoir la dispersion de matières radioactives, les risques d’incendie, les risques de criticité, ou encore les risques de chute de charge. Il faut aussi déterminer les sollicitations pour lesquelles ces structures doivent être dimensionnées : séisme, incendie, etc. Cela nécessite des études de conception afin de maîtriser le risque potentiel de contamination de l’environnement.
Est-ce que cet accident a permis de renforcer la sécurité sur les réacteurs actuels ?
Le Japon a été contraint de remettre à niveau ses installations, notamment à cause du risque de tsunami qui avait été clairement sous-estimé pour Fukushima. Les exploitants travaillent également sur des scénarios de perte totale de fonctions d’alimentation électrique des sites qui avait été jugée peu probable dans le passé. Toute une réflexion de fond a été menée à l’échelle internationale, au niveau des pays qui ont des réacteurs de puissance afin de mettre en œuvre des parades plus poussées en cas d’accidents graves. Au Japon, ça se traduit par la mise en place de systèmes de protection redondants et le cas échéant, par la construction de murs anti-tsunami plus compatibles avec ce qui a été observé à Fukushima. Dans le monde entier, des remises à niveau sont réalisées à la lueur des enseignements tirés de cette catastrophe.
Photo de Une : Fumée sortant du bâtiment réacteur 3, le 21/03/2011 / TEPCO
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