Des flotteurs-profileurs Argo sont déployés depuis 1999 dans l’océan mondial pour mesurer la salinité et la température. Aujourd’hui, ils sont capables d’aller très bas en profondeur et de mieux caractériser l’océan. Bientôt, ils pourront prendre des images…
Pour mieux comprendre l’océan, des flotteurs ont été disséminés aux quatre coins de la planète afin de mesurer la température, la salinité, la lumière, le pH, les nitrates, l’oxygène, etc. Il s’agit du programme Argo, impliquant différents pays. Nous avons échangé avec Hervé Claustre, directeur de recherche au Laboratoire d’océanographie de Villefranche, qui travaille sur la partie biologique et chimique, pour détailler les objectifs, résultats et futurs développements de ce programme.
Techniques de l’Ingénieur : Pouvez-vous nous expliquer ce qu’est le programme Argo ?
Hervé Claustre : La mission Argo a été lancée en 1999, essentiellement pour regarder l’évolution de la température et de la salinité de l’océan à l’échelle globale, entre la surface et les deux premiers kilomètres de profondeur. Son objectif était de mettre 3 000 flotteurs dans l’océan mondial. Ce qui a été atteint il y a 8 ou 10 ans. Depuis, les robots se sont spécialisés et améliorés : nous avons l’Argo historique, le Deep Argo pour les profondeurs et le BGC Argo pour mesurer les paramètres biologiques et chimiques. Nous souhaitons avoir 4 000 flotteurs dont 2 000 Argo, 1 000 Deep et 1 000 BCG. Sachant que les deux derniers feront également les mesures de salinité et température sur les deux premiers kilomètres, mais permettront d’aller sur d’autres problématiques comme la santé de l’océan ou son acidification. Beaucoup de pays y participent. Celui qui contribue le plus au programme, c’est les États-Unis.
Comment fonctionne un flotteur ?
Un flotteur-profileur Argo change sa flottabilité grâce à des ballasts – sorte de vessies – à l’intérieur et à l’extérieur de l’engin. Entre les deux, un système hydraulique pompe de l’huile de l’intérieur vers l’extérieur pour faire remonter l’engin, et inversement pour plonger. Ensuite, il est doté d’électronique de contrôle, de capteurs de pression, température, salinité, et d’un système de communication par satellites Argos. Le flotteur reste pendant 9 jours à 1 000 mètres de profondeur ; le 10ème jour, il descend à 2 000 mètres et c’est quand il remonte qu’il va acquérir les données. Quand il arrive en surface, l’antenne permet de prendre un point GPS et c’est à ce moment-là qu’il communique avec le satellite. Mais désormais, c’est de la technologie satellite iridium – la téléphonie par satellite – plus rapide, avec plus de bande passante, qui permet d’envoyer plus de données. Avant, on envoyait les données tous les 10 mètres. Désormais, on peut le faire tous les mètres. Nous avons la possibilité d’envoyer des commandes au robot : « tu vas sortir plus fréquemment » ou encore « tu vas améliorer la résolution verticale de tes mesures : un échantillon tous les mètres au lieu de 10 mètres ». Cela permet de s’adapter à ce qu’on observe, ou si on a prévu une période d’événements, comme au printemps. Maintenant, de plus en plus de flotteurs vont sous la glace. Ils ont un système pour détecter la banquise. Quand elle se forme, la température de l’eau est en dessous du point de congélation de l’eau de mer qui est de -1,8°C. Le robot sait que s’il rencontre des eaux très froides en arrivant à la surface, il ne doit pas remonter. Dans ce cas, il doit se remettre à une profondeur de consigne et stocker les données acquises.
Qu’est-ce qu’apporte la déclinaison Deep ?
La profondeur moyenne de l’océan est de 4 000 mètres environ, sachant que la plus profonde est la fosse des Mariannes avec 11 000 mètres. Mais cette profondeur n’est pas fréquente et très localisée. La déclinaison Deep permet au robot d’aller jusqu’à 6 000 mètres de profondeur. Car, lorsqu’on navigue à 2 000 mètres de profondeur, comme avec les flotteurs classiques, on est frustré de ne pas pouvoir aller plus bas. Et lorsqu’on veut regarder l’impact du changement climatique et l’amortissement de l’excès de chaleur liée à l’effet de serre, ce n’est pas entre 0 et 2 000 m de profondeur qu’on peut l’observer. Et plus le temps passe, plus on commence à en voir les traces dans l’océan plus profond.
Les premiers articles scientifiques sur les profondeurs ont dû paraître il y a deux ans. Les chercheurs avaient commencé à détecter des effets d’augmentation éventuelle dans certaines zones et pas d’autres. Il fallait aussi montrer, au travers de ces études, que la technique est bien opérationnelle. Mais avant d’avoir des résultats généralisables, il faut mettre beaucoup plus de flotteurs. Le programme Deep Argo est encore dans sa phase de développement technologique. Les flotteurs vont jusque 6 000 mètres, mais il faut être sûr que les capteurs embarqués soient suffisamment précis à cette profondeur. La communauté y travaille.
Et qu’en est-il de la déclinaison BGC ?
La déclinaison BGC permet de mesurer, actuellement, la concentration en chlorophylle, un indicateur de présence du phytoplancton. On mesure également la concentration en particules qui donne des indications sur la quantité de carbone organique dans l’océan résultant de la photosynthèse par le phytoplancton. Certains océans peuvent être plus riches que d’autres, et c’est ce que l’on caractérise. Ensuite, nous quantifions la concentration en oxygène. Le phytoplancton en produit, mais l’océan en prend également de l’atmosphère. On mesure le pH pour l’acidification de l’océan. Ce pH diminue à cause de l’augmentation de CO2 dans l’atmosphère dont une partie est absorbée par l’océan. L’acidification a un impact sur les récifs coralliens, mais également sur les activités côtières de production d’espèces à coquille. Ensuite, on a un capteur à nitrate, un engrais naturel dans l’océan. Il apporte l’azote qui permet de fabriquer les protéines de la matière vivante. Ce capteur nous renseigne sur la capacité potentielle d’une zone de l’océan à produire du phytoplancton. Ce dernier a besoin des nitrates provenant des couches profondes de l’océan, et de la lumière de la surface (200 premiers mètres). Et le dernier capteur est celui de la lumière pour regarder la pénétration de la lumière à différentes longueurs d’onde dans l’océan. On définit différentes couches, dont l’euphotique [zone de surface où la lumière pénètre dans les eaux, NDLR] dans laquelle le phytoplancton peut se développer grâce à la photosynthèse.
Que déduire de ces mesures ?
Sur le phytoplancton, on a par exemple beaucoup plus d’informations, et partout dans l’océan. Cela nous permet de faire des généralisations et de réaliser des séries temporelles pour connaître les tendances liées à l’activité humaine. Ensuite, le fait que l’océan soit de plus en plus chaud le rend de plus en plus stratifié. À cause de cette stratification, les couches profondes de l’océan ont de plus en plus de mal à entrer en contact avec l’atmosphère. Progressivement, l’oxygène dans les couches profondes est consommé par les bactéries. C’est ce qu’on appelle la désoxygénation de l’océan. Cela peut potentiellement avoir des impacts sur la vie marine.
De plus, nous mesurons la pénétration de la lumière dans l’eau pour savoir si celle-ci sera arrêtée dans les zones de forte présence de phytoplancton. Si le phytoplancton est nombreux, la lumière pénétrera moins en profondeur que certaines zones océaniques appelées « déserts », comme les zones tropicales peu riches en phytoplancton, donc extrêmement bleues. Alors que dans les eaux proches des côtes, par exemple le long des côtes sud-américaines, les courants froids de l’Antarctique apportent des éléments nutritifs, dont des nitrates, qui remontent à la surface où la lumière est suffisante pour que le phytoplancton se développe. Les eaux sont très vertes en raison de la production de chlorophylle.
Quels sont les futurs développements ?
Je viens de décrocher un gros projet financé par l’Europe pour développer une nouvelle classe de flotteurs pouvant intégrer plus de capteurs. L’un d’entre eux prendra des images pour classer les particules en fonction de leur taille, pour savoir quel type de zooplancton – crustacé ? gélatineux ? – sont dans la zone appelée crépusculaire, la twilight zone. C’est une zone que l’on connaît peu, sous la zone photique – entre 200 et 1 000 m de profondeur. Dans cette zone, les stocks de poissons ou d’animaux avec peu de valeur marchande ont été sous-estimés d’un facteur 10 peut-être, et pourraient à terme devenir une source d’enjeu économique. Ces espèces pourraient servir à la production de farine animale pour l’aquaculture. Ce projet permettra de dresser une sorte d’inventaire en commençant par le déploiement d’une vingtaine de prototypes, avec un objectif de 1 000 flotteurs.
Des collègues développent de leur côté des capteurs qui dérivent des techniques d’ultrason pour les mettre sur la tête de mammifères marins, comme les éléphants de mer. Ces derniers, quand ils plongent pour attraper leurs proies, permettent au capteur de détecter les organismes présents dans la zone. Ce type de capteur est en cours de transformation pour pouvoir ainsi l’intégrer dans Argo. Et puis, d’autres techniques sont en cours de développement pour écouter les sons de l’océan : le vent, la pluie, la communication des mammifères marins, la pollution sonore des bateaux proches des côtes…
Est-ce que vous remontez des échantillons d’eau ?
Non. Ce que nous faisons éventuellement, quand nous déployons le flotteur avec un bateau – souvent océanique – au milieu de l’océan, c’est que nous mettons d’autres instruments à l’eau pour prendre d’autres mesures de référence. Ces dernières nous assurent que nos capteurs de flotteur ont bien été calibrés au moment de leur déploiement.
Participez-vous à d’autres projets ?
Oui, un projet éducatif. Nous avons mis en place un programme « Adopt a float » permettant à une classe de primaire ou collège d’adopter un flotteur et le suivre tout au long de sa campagne scientifique. Le projet contribue à sensibiliser la jeunesse.
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