Interview

Explosions à Beyrouth : le nitrate d’ammonium, le drame avant et après

Posté le 6 août 2020
par Intissar EL HAJJ MOHAMED
dans Chimie et Biotech

Le mardi 4 août, deux immenses explosions détruisent le port de Beyrouth et dévastent en partie la capitale libanaise. L’enquête se poursuit et la piste de l’accident est privilégiée. En cause : la détonation de 2 750 tonnes de nitrate d’ammonium stockées depuis près de sept ans dans un entrepôt portuaire, et provenant d’une cargaison saisie en 2013. Elles étaient transportées sur un navire en direction du Mozambique, depuis la Géorgie, qui faisait escale au port beyrouthin.

Au moins 137 morts, 5 000 blessés, une dizaine de disparus, des dommages matériels estimés à plus de 3 milliards de dollars, et jusqu’à 300 000 personnes privées de domicile fixe. Secouée le 4 août par deux gigantesques déflagrations, Beyrouth est méconnaissable.

Devant ce paysage de désolation, les questions se posent d’elles-mêmes : comment une telle catastrophe a-t-elle pu se produire ? Quelles explications ? Le nitrate d’ammonium, vendu sur le marché comme engrais, devient très explosif sous certaines conditions. Le drame était-il évitable ? 

Poussant notre réflexion plus loin, plus particulièrement sur la gestion de risques et d’accidents industriels, nous avons interrogé Marie-Astrid Soenen, responsable du pôle substances produits et procédés, à la direction des risques accidentels de l’Ineris (Institut national de l’environnement industriel et des risques). 

Techniques de l’Ingénieur : Hier, les autorités libanaises ont confirmé la présence d’un entrepôt de feux d’artifices, tout près de celui qui contenait le nitrate d’ammonium, au port de Beyrouth. Peut-on présumer qu’il s’agit de l’élément déclencheur de la détonation ? 

Marie-Astrid Soenen : Quand on regarde les films montrant les explosions au port de Beyrouth, on voit qu’elles ont été précédées par un incendie à proximité du site où ont éclaté les explosions. L’expérience en incidents industriels et l’accidentologie nous montrent que si des sources calorifiques – comme un incendie – sont proches du nitrate d’ammonium et qu’on ne les contrôle pas, une explosion s’en suit. Il est tout à fait plausible que l’incendie des feux d’artifice, qui reste à confirmer, soit derrière cette explosion. 

Au-delà des conséquences dévastatrices de l’onde de choc, ces déflagrations pourraient-elles avoir des effets sur le long terme ? 

Au moment de l’explosion, telle que montrée dans les vidéos, on voit monter un nuage de fumée rouge. Cette couleur est due à la présence d’oxydes d’azote (des gaz polluants à forte toxicité pulmonaire, ndlr.), dits NOx, issus de la décomposition d’une partie du nitrate d’ammonium. Les NOx se caractérisent par cette couleur rousse. La tombée de pluies acides qui entraînent avec elles les NOx est selon moi peu probable, car le nuage est visiblement vite monté très haut et s’est mélangé avec l’air. Le nuage de NOx dégagé n’est pas à hauteur d’homme pour être inhalé. Mais il faudrait certainement réaliser des scénarios de dispersion de ce nuage afin de savoir où s’est dirigé ce panache. 

Toutefois, il n’y a pas que les NOx. L’explosion a emporté avec elle des gravats qui pourraient contenir d’autres matières toxiques. Et là, tout dépend de ce qui se trouvait alentour. Cela peut par exemple s’agir de poussières d’amiante relâchées dans l’air, si les toitures arrachées contenaient de l’amiante. 

On peut ici citer des exemples historiques. Après la destruction en septembre 2001 de l’usine AZF de Toulouse, par un stock de nitrate d’ammonium, il y a surtout eu l’impact physique de l’onde de choc, mais pas de toxicité perçue ; contrairement à l’explosion de nitrate d’ammonium en Chine en 2015 qui avait eu des conséquences environnementales car des produits cyanurés stockés à proximité ont été libérés lors de l’explosion.

Quelles sont les précautions prises en France pour le stockage du nitrate d’ammonium ? 

En France, la directive Seveso comporte des recommandations qui précisent bien comment procéder au stockage, selon les conditions réelles dans lesquelles on se trouve. Concernant les engrais à haute teneur de nitrates d’ammonium, la directive Seveso définit pour le stockage un classement seuil bas de 1250 tonnes et un classement seuil haut 5000 tonnes : selon le classement, des prescriptions pour la sécurité du stockage sont à respecter. De plus, selon les critères techniques pour le produit à stocker, les seuils de classement sont différents. Pour pouvoir stocker ces produits en respectant les réglementations en vigueur, il faut réaliser au préalable une étude de danger permettant ainsi de dessiner les scénarios d’accidents. Dans les cas les plus graves, un plan de prévention des risques technologiques (PPRT) sera établi. 

Au port de Beyrouth, une cargaison de 2 750 tonnes de nitrates d’ammonium était gardée depuis 2013 dans un hangar abandonné… Les conditions et durée de stockage auraient-elles précipité la catastrophe ?

Au port de Beyrouth, il semble que ces 2750 tonnes de nitrate d’ammonium proviennent d’un cargo de passage, venu de Géorgie, qui les transportait en direction du Mozambique. Il n’est pas certain que les caractéristiques de ce nitrate d’ammonium soient conformes aux exigences attendues. Un stockage de plus de 6 ans, compte tenu des variations de température et d’humidité, a certainement dégradé le produit et donc renforcé sa sensibilité à la détonation.

Par quoi se manifeste le vieillissement du nitrate d’ammonium ? 

Le nitrate d’ammonium est un produit sous forme de cristaux qui présentent des transitions de phases (ces transitions interviennent à des températures précises et modifient la structure cristalline du composé, ndlr.). Le nitrate d’ammonium possède une transition de phase vers 32 °C, et il doit avoir subi cela dans un pays comme le Liban où il peut faire très chaud. De plus, le nitrate d’ammonium absorbe facilement l’humidité, et cela aussi perturbe ses caractéristiques. Donc, le vieillissement va conduire à ce que les granulés d’origine vont se dégrader sous forme de poudre ou se solidifier en masse en présence de forte humidité, augmentant ainsi la sensibilité.

Les autorités libanaises auraient été alertées de la présence dans le port de Beyrouth de cette grande quantité de nitrate d’ammonium. Quelle aurait dû être la démarche à suivre ?

Il existe des protocoles pour “inerter” les nitrates d’ammonium qui ne répondent plus aux critères techniques : les couper avec des substances inertes, qui ne présentent pas de risques d’explosion, et on obtient dans ce cas un mélange stable. Ce mélange peut ensuite être retravaillé en vue d’une valorisation, si cela est possible. L’une des substances inertes avec lesquelles on peut couper le nitrate d’ammonium est le phosphate. On peut couper le nitrate d’ammonium avec jusqu’à 50 % de phosphates et on parvient ainsi à annuler fortement le risque d’accident. Et le phosphate peut ensuite servir dans la valorisation en engrais car il permet de produire un mélange nutritif à destination des sols. Il y a encore d’autres moyens pour couper le nitrate d’ammonium : le dissoudre dans de gros volumes d’eau, entre autres techniques.  

Image de une : Capture d’écran d’une vidéo diffusée sur Twitter par le compte @AbirGhattas et intégrée plus haut dans l’article. 


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