En réponse à une injonction très stricte – et parfaitement légitime – du Président, ses managers territoriaux prescrivent des normes de qualité exorbitantes, donc impossible à satisfaire, tuant dans l’œuf toute initiative et entretenant une frustration générale permanente.
Notable figure locale et nationale, une éminente personnalité politique fait clairement savoir qu’elle ne tolère aucune erreur dans la mise en œuvre des services territoriaux dont elle a la charge. Croyant pouvoir satisfaire cette exigence, sans autre mesure de précaution systémique, les directeurs, hauts fonctionnaires territoriaux, la répercutent à tous les agents de la collectivité. Par voie de conséquence, au fil du temps, les membres de cette communauté privilégient des comportements qui les conduisent à :
- Fixer des objectifs trop élevés, irréalistes.
- Etre précis outre mesure.
- Garder le contrôle sur tout, y compris sur les moindres détails.
- Faire chaque chose à la perfection, sans discernement.
- Donner l’impression de travailler de longues heures, d’être compétents et autonomes.
Profusion de règlements, initiative très risquée, lourdes procédures administratives précédant chaque décision…cette folle exigence de perfection conduit à un conformisme et à une complexité bureaucratique effrénés. Chaque fonctionnaire rivalise de zèle pour faire valoir son orthodoxie réglementaire et sa stricte observance de méthodes de travail souvent poussiéreuses. Certains comportements sont peut-être contreproductifs, mais ils sont conformes et c’est ce qui compte le plus.
Nul n’ignore pourtant que le propre de l’homme est de commettre des erreurs. C’est en les reconnaissant humblement qu’elles lui offrent, par ailleurs, de multiples opportunités de perfectionnement. Prétendre ne pas commettre d’erreur est une bévue ; ne pas apprendre de ses erreurs constitue une faute.
Ainsi, en interdisant aveuglément l’erreur, ces dirigeants ne font que condamner les fonctionnaires et toute la collectivité à l’immobilisme. Ils leur interdisent en réalité toute possibilité de perfectionnement. Ils les dé-responsabilisent tout en nourrissant un sentiment de culpabilité qui les paralysent et produit des montagnes de frustrations. De plus, ces absurdes options managériales soutiennent l’utopie du perfectionnisme selon laquelle chacun serait capable d’un illusoire zéro-défaut. Enfin, elles accentuent la pression excessive d’une société de plus en plus exigeante sur le plan de la performance individuelle.
Cette candeur managériale a fini par pétrifier le fonctionnement des services. Terrorisée par les risques d’erreurs qui ne manqueraient pas de se multiplier si un changement de management devait être envisagé, la direction des services territoriaux n’a plus d’autre alternative que de se résigner au statu-quo et à toujours repousser à plus tard toute idée de vraie réforme.
En reportant naïvement sur chaque agent la responsabilité de satisfaire l’injonction légitime du Président, les dirigeants « plombent » l’efficience des ressources humaines et handicapent l’efficacité de la collectivité.
Perfectionnisme : le cancer des organisations
Comment de telles aberrations sont-elles possibles ? Comment une telle erreur de management peut-elle prendre cette ampleur « cancérigène » sur les organisations ? Sur quel terreau cette injonction perfectionniste contre-nature peut-elle prospérer ? Pour répondre à ces questions, revenons sur le sens des mots et considérons la confusion sur laquelle certaines extravagances peuvent fleurir.
Tout d’abord, notons que le perfectionnisme est souvent considéré comme une qualité positive. On lui associe des vertus liées à l’amour du travail bien fait, avec un « noble » mépris pour les valeurs bassement matérielles que sont, par exemple, la prise en compte du coût de réalisation de ses œuvres.
C’est une réalité : le perfectionniste est essentiellement motivé par l’esthétique du projet. Rien n’est jamais assez beau. Le perfectionnisme est un comportement qui résulte de la lutte incessante contre l’angoisse douloureuse de ses propres limitations, de son incompétence, de ses carences, de ses lacunes, de ses défauts, de ses erreurs, de l’écart par rapport à une image idéale de soi. Pour tout projet, pour toute action, le perfectionniste cherche en priorité à ne pas faire d’erreur. Cette prédisposition pénalise son sens de la perspicacité et le conduit souvent à dilapider les ressources pour satisfaire sa boulimie de la superbe. Le critère de performance du perfectionniste c’est la méticuleuse précision nécessaire à l’esthétique du projet. Le temps fait partie des ressources que le perfectionniste considère comme infiniment mobilisables. Pour calmer ses angoisses d’imperfection, il travaille de très longues heures. La procrastination fait donc partie de sa méthode d’arbitrage. Cette stratégie, combinée à son obsession du détail, occasionne une productivité plutôt médiocre.
Le perfectionniste présente donc une forme pathologique de comportement. Adoptant un mode d’évaluation souvent binaire, il considère qu’un résultat est soit beau, soit inutile. Ses objectifs sont inatteignables, irréalistes et conduisent à la dépréciation de soi.
Accomplisseur
En réalité ce n’est pas le perfectionnisme qui pousse les gens à de grandes réalisations. La qualité, qui motive les individus à persévérer face aux obstacles et à se concentrer sur les détails déterminants jusqu’à ce que leur œuvre atteigne les objectifs ambitieux qu’ils se sont fixés, est celle de l’accomplissement. L’accomplisseur est motivé par la beauté ET la congruence du projet avec les objectifs fixés. Il faut bien faire son travail certes, mais par-dessus tout il s’agit de bien faire le bon travail. L’accomplisseur sait faire preuve de pertinence dans la qualité et la quantité de ressources à mobiliser. Il sait même arbitrer astucieusement entre l’esthétique et la fonction du produit ou service à livrer.
Le perfectionniste s’affaire fiévreusement sur la forme, ignorant son contexte. L’accomplisseur œuvre, avec plaisir, à la réalisation efficace des objectifs. C’est un artisan de la forme et du fond, une sorte de perfectionniste positif.
Cette confusion entre ces qualités connexes que sont perfectionnisme et accomplissement bénéficie à ceux qui se revendiquent de la perfection. Elle conduit à des incongruités analogues à celle que nous avons relatée ci-dessus. Nous ne pouvons que vous mettre en garde et vous inviter à méditer sur cette réflexion inspirée par Winston Churchill : « Avoir foi en la perfection de l’homme, c’est très bien chez un homme d’Église, pas chez un manager ».
Comment traduire des exigences de qualité perfectionnistes des dirigeants ?
- En installant un système de management de la qualité du type ISO 9000 ; y compris dans les organismes publics.
- En négociant des objectifs réalistes et concrets avec les dirigeants et/ou les élus.
- En instaurant un management « militaire » basé sur la discipline stricte et la sanction.
N’hésitez pas à nous donner votre avis via le post d’un commentaire dans la zone prévue à cet effet à la suite de l’article . Racontez-nous également vos propres expériences analogues.
Par Dino Ragazzo
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