Contrairement à l’éthique en médecine, l’éthique de l’ingénierie est moins connue. Pourtant, elle n’en est pas moins essentielle. Tout d’abord, il s’agit de comprendre ce qu’est l’éthique. Michel Jonquières, vice-président de l’Académie de l’Ethique, explique : « À mes yeux, l’éthique représente la recherche d’un équilibre permanent entre des valeurs – ce que je crois – et un comportement – ce que je fais ». Ainsi, l’éthique est un questionnement constant et n’est pas à confondre avec la morale, qui définit l’ensemble de nos devoirs avec une distinction bien/mal, ni avec la déontologie, qui correspond à des règles clairement établies.
En effet, l’éthique est avant tout personnelle et mouvante. Michel Jonquières précise : « Face à deux situations identiques vécues dans un espace de temps différent, un individu peut adopter un comportement éthique différent, mais également s’il est seul ou s’il est en collectivité ». L’éthique n’a donc pas de règles universelles, et c’est ce qui complique son utilisation et son encadrement. Deuxième frein : l’éthique est rarement associée à l’ingénierie, notamment en France.
La nécessité de l’éthique dans l’ingénierie
Chaque corps de métier a une responsabilité, et d’autant plus lorsque ses décisions peuvent affecter l’ensemble de la société. « En France, on a tendance à parler d’éthique et de déontologie pour des secteurs précis comme la médecine ou le journalisme. Pourtant, à partir du moment où un métier a un impact sur les autres qui n’est pas visible par les non-spécialistes, il est important que les représentants de ce métier se rassemblent pour définir ce qui est correct ou ne l’est pas. Les questions feront débat, mais il est nécessaire de se poser pour en parler », explique Christelle Didier, maîtresse de conférences en Sciences de l’éducation à l’Université de Lille et ancienne responsable du pôle « Ethique, ingénieurs et ingénierie » à l’Université Catholique de Lille.
L’éthique de l’ingénierie correspond à une interrogation sur les enjeux soulevés par l’ingénierie. Pour Christelle Didier, elle invoque « des questions liées aux activités de conception et de création d’objets, de procédures ou de programmes. Elle porte sur les intérêts, demandes et besoins des utilisateurs finaux, des riverains ou tout autre groupe impacté par ces activités ou des individus dont le travail peut être transformé par des décisions relevant de l’ingénierie ».
Certains pays prennent en compte l’éthique de l’ingénierie depuis des années et encadrent tous les ingénieurs. Au Québec, il existe un Ordre des Ingénieurs qui a le pouvoir de juger un ingénieur pour ses fautes et de le radier de la profession, à l’image du Barreau pour les avocats ou du Conseil national de l’Ordre des médecins en France. Aux Etats-Unis, il n’existe pas un ordre rassemblant tous les ingénieurs mais des associations par branche de métier qui détiennent un statut juridique. Chaque association dispose de codes de déontologie régulièrement révisés.
Le cas de la France
Alors comment l’éthique de l’ingénierie est-elle encadrée en France ? Tout d’abord, les ingénieurs, comme n’importe quel corps de métier, doivent respecter les lois nationales et internationales en vigueur. Il s’agit par exemple de la déclaration des Droits de l’Homme, du droit du travail, des conventions de l’Organisation internationale du Travail etc. Ensuite, certains secteurs sont encadrés et contrôlés. Par exemple, l’Agence de Sûreté nucléaire (ASN) assure le contrôle de la sécurité nucléaire. En revanche, aucun organisme n’est chargé d’encadrer toute la profession des ingénieurs français où les débats pourraient éclore. Il n’existe donc aucun moyen de contrôler leurs activités, et en cas de litige, les entreprises seront responsables pénalement mais pas les ingénieurs directement.
Selon Michel Jonquières, le problème vient justement du manque de structuration de cette profession en France. « Le métier d’ingénieur est un métier pluridisciplinaire assez mal structuré malgré un socle de compétences communes. La création d’un ordre professionnel pourrait réguler la profession et établir des règles précises, par exemple en matière de responsabilité », explique-t-il.
Sans être un ordre professionnel, la fédération Ingénieurs Et Scientifiques de France (IESF) réunit les alumni des écoles d’Ingénieur en France. Elle a rédigé en 1997 Le code de déontologie du CNISF (ancienne appellation d’IESF) puis la Charte d’éthique de l’ingénieur en 2001. Mais ces chartes n’ont aucun caractère coercitif et ne créent pas d’espace de contrôle. Aujourd’hui, IESF travaille à la refonte de sa charte. Selon Jean Dambreville, délégué général d’IESF, les ingénieurs « doivent disposer d’un guide pour prendre les meilleures décisions dans leur vie professionnelle ».
Mais la question reste la même : comment faire respecter un code de déontologie à des ingénieurs qui n’ont pas besoin d’autorisation pour exercer et qui ne sont pas contrôlés ? Jean Dambreville compte sur l’adhésion volontaire : « Effectivement, rien n’oblige un ingénieur à respecter ces règles. Cependant, je préfère travailler sur un code qui sera adopté par tous, parce qu’il s’appuie sur des valeurs communes et reconnues, même s’il n’a pas un caractère légal ». Ainsi, des groupes de travail composés d’ingénieurs, de chercheurs en sciences sociales, de juristes se penchent sur les problématiques de RSE, de lanceurs d’alerte, d’écologie, de responsabilité des ingénieurs dans la prise de parole publique etc.
Une sensibilisation dès la formation ?
Pour Christelle Didier, il ne faut pas se contenter de rédiger des codes mais plutôt créer une culture de l’éthique qui peut être distillée dès les études d’ingénieur. « Si en France, il y a parfois quelques cours d’éthique, aux Etats-Unis, les étudiants ont 50 h de cours par an dédiées à ce sujet pendant 4 ans. Ça ne règle pas tout mais ça permet de créer une culture, des points de repère », souligne-t-elle.
Selon elle, il ne suffit pas de mettre en place des « cours techniques sur les éoliennes » pour sensibiliser les futurs ingénieurs à l’éthique et à la prise en compte des questions écologiques. « Il me semble que la discipline à développer serait l’engeneering studies, à l’image des gender studies. On utiliserait ainsi la philosophie, la sociologie, la psychologie pour s’interroger sur l’ingénierie et construire une meilleure compréhension de la profession grâce à l’interdisciplinarité ».
Cet article se trouve dans le dossier :
L'éthique des sciences à la loupe
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