Le projet porté par Né d’une seule ferme, lauréat de l’appel à projets « relocalisation » lancé par le gouvernement, vise à renforcer la souveraineté alimentaire du pays, tout en permettant aux producteurs de lait de remonter dans la chaîne de valorisation de leur production.
André Bonnard a répondu aux questions de Techniques de l’Ingénieur pour revenir sur la genèse de ce projet et sur les atouts du concept d’outil de production modulaire.
Techniques de l’Ingénieur : Comment est né le projet Né d’une seule ferme ?
André Bonnard : L’histoire de Né d’une seule ferme trouve ses origines dans mon histoire personnelle et professionnelle. Plusieurs facteurs ont nourri la réflexion qui a abouti à sa création.
Je suis à l’origine producteur de lait dans une exploitation, située en zone périurbaine dans la vallée du Gier, tournée vers la transformation et la vente directe. En 2009, un nouvel associé nous a rejoint pour créer une fromagerie sur l’exploitation. Deux ans plus tard, son épouse nous a à son tour rejoint dans le projet, alors que nous avions à ce moment-là investi environ 120 000 euros pour réaliser les aménagements nécessaires à la mise en place de la fromagerie.
Peu de temps après, le couple s’est séparé, d’un coup. Moins d’un mois plus tard, mes associés et moi nous sommes retrouvés seuls dans une exploitation avec 120 000 euros d’investissements réalisés, nos propres magasins comme clients, et plus aucun savoir-faire pour la transformation du lait. Notre première réaction a été de penser à vendre cet atelier de l’exploitation, mais les actifs cessibles ne dépassaient pas 30 000 euros, cela aurait donc été une très mauvaise opération financière. J’ai alors pu constater à quel point il peut être compliqué et risqué de vouloir créer une activité de transformation sur son exploitation.
Ensuite, professionnellement, j’ai eu une activité syndicale, en tant que secrétaire général de la fédération nationale des producteurs de lait. A ce titre-là, je participais au conseil d’administration de l’interprofession laitière, j’étais donc très au fait des tendances de consommation qui se dégageaient de toutes les études et enquêtes réalisées par l’interprofession. Deux signaux faibles émergeaient alors : d’abord, une lente baisse de la consommation des produits laitiers frais, due aux incertitudes, voire aux doutes des consommateurs quant à la composition des yaourts. Le fait que la majorité des yaourts soient produits par des multinationales ajoutait à cette méfiance. L’autre signal faible dessinait une tendance des consommateurs à se tourner vers une consommation plus locale et artisanale.
Vous avez également suivi de près le développement des microbrasseries. Pour quelles raisons ?
Aujourd’hui, tout le monde sait ce qu’est une microbrasserie. Alors que la bière souffrait d’une image assez mauvaise, la multiplication des microbrasseries a totalement métamorphosé l’image de ce produit auprès du public. Les bières sont aujourd’hui des produits artisanaux, avec des ingrédients naturels, agricoles que l’on peut déguster comme on le fait avec le vin. Si cela marche avec la bière, pourquoi pas les produits laitiers… Le problème des microbrasseries, de mon point de vue, est que même si l’image de la bière s’est améliorée et que son prix de vente a augmenté avec, la valeur créée n’est pas remontée jusqu’aux producteurs d’orge, de houblons… c’est la limite de ce modèle selon moi.
Au final, mon passé syndical m’incite à pousser les producteurs à transformer leurs produits pour remonter dans la chaîne de valeur, mais mon expérience personnelle m’a permis d’entrevoir les difficultés et les risques liés à de telles entreprises. L’idée de Né d’une seule ferme est venue de là : fournir aux producteurs de lait un outil de production sans risque et délocalisable. Les containers intégrant une yaourterie que nous déployons sur les exploitations sont loués par les producteurs. Cela annule les risques financiers habituellement inhérents au démarrage de ce type d’activité. Si un producteur veut stopper sa production de yaourt pour une raison ou pour une autre, cela ne comporte aucune difficulté particulière, nous retirons simplement le container.
Comment fonctionnent ces containers ?
Les containers font six mètres de long pour deux mètres de large. Cette taille est destinée à éviter les contraintes imposées par le code de l’urbanisme : nous pouvons les installer partout.
Les containers sont reliés au tank à lait de l’exploitation : le lait est ainsi pompé dans les containers où il entre directement dans un pasteurisateur et est chauffé pendant 10 minutes à 90 degrés. Ensuite, le lait est refroidi pour être stabilisé à 45 degrés. On ajoute alors les ferments, puis l’opérateur met en pot les yaourts avant de les mettre à l’étuve.
L’étuve est réversible, c’est d’ailleurs l’innovation majeure de notre container : une fois le temps d’étuve terminé, la température baisse et l’étuve joue alors le rôle de chambre froide. Quelques heures plus tard, les yaourts sont enlevés de la chambre froide et on peut alors recommencer l’opération.
L’utilisation d’un container dédié, adapté à la production de yaourts nous permet de produire des yaourts ayant une date limite d’utilisation de 35 jours, comparable à ce qui se fait industriellement.
En termes de volume, nous pouvons transformer 1000 litres de lait par semaine.
Vous faites aujourd’hui partie des 65 entreprises sélectionnées par le gouvernement sur le volet relocalisation du plan de relance. Qu’est-ce qui a fait pencher la balance en votre faveur ?
Je pense que le fonctionnement de Né d’une seule ferme, qui permet aux producteurs de récupérer de la valeur sur leur production de lait en la transformant avec un minimum de contraintes sur l’exploitation a été un atout pour notre candidature.
Aussi, les containers que nous proposons permettent de valoriser des productions territoriales, donc l’aspect relocalisation de notre projet est très impactant de ce point de vue.
Né d’une seule ferme est une jeune startup, créée en 2019. Où en êtes-vous concrètement aujourd’hui ?
A la création de la startup en 2019, nous avons immédiatement mis en place un partenariat avec l’enseigne de grande distribution Intermarché, avec pour premier objectif de réaliser la démonstration de notre premier container pour le salon de l’agriculture 2020. C’est ce qui s’est passé, jusqu’à ce que le salon ferme à cause de la pandémie naissante de coronavirus. Malgré tout, cette présence sur le salon de l’agriculture nous a permis de montrer notre produit et de se faire connaître des producteurs de lait, qui se sont manifestés en nombre pour accueillir nos containers et démarrer une activité de transformation.
Depuis, nous avons mis nos premiers containers en activité et aujourd’hui nous avons 6 containers en fonctionnement. Le but est de disposer d’une quinzaine de containers en fonctionnement d’ici la fin de l’année.
Comment est gérée la logistique pour le transport des yaourts produits sur les exploitations ?
Je pense que si on veut être efficace, il faut s’inscrire dans les circuits logistiques préexistants. C’est ce que nous faisons, en nous intégrant au circuit de distribution de notre partenaire Intermarché. De cette manière, nous avons la possibilité de nous implanter dans des exploitations, localement, sans avoir à créer une chaîne logistique dédiée, ce qui serait extrêmement contraignant en termes de rentabilité et de bilan carbone.
Songez-vous au développement de containers assurant d’autres types de transformations ?
Au-delà de l’aide qui nous a été allouée via l’appel à projets du plan de relance, nous avons également bénéficié d’une aide de la BPI pour développer des containers de production d’autres produits : crèmes dessert, compotes… ce qui est intéressant, c’est que pour un produit comme le yaourt, le fait que le marché soit monopolisé par des grandes multinationales débouche inévitablement sur une standardisation extrême des produits. Du coup, il reste de la place pour innover technologiquement et industriellement. D’ailleurs, je répète à l’envie que Né d’une seule ferme est un produit fermier mais que l’innovation est industrielle, tant du point de vue du container que de la recette.
Pensez vous que des outils de production modulaires, à l’instar du container que vous proposez et qui fait office de yaourterie, pourraient dans un avenir proche devenir des outils utilisés massivement pour la transformation de produits agricoles localement ?
Je suis convaincu que nous allons vers cela. D’ailleurs, la meilleure preuve réside dans le fait qu’un grand groupe comme Unilever est en train de s’inspirer de notre modèle pour développer cette activité de transformation.
Aussi, le fait de développer des unités de production modulaires nous permet, par exemple, d’utiliser du PP pour les pots de nos yaourts. Danone, par exemple, envisage de passer au PP au mieux en 2025. Cette agilité que nous offre le concept des containers est également un atout pour mieux implémenter l’innovation dans nos outils et nos produits.
Nous sommes également en mesure de répondre à des demandes clients très spécifiques et en petites séries, ce qui est inenvisageable pour les multinationales du secteur.
Propos recueillis par Pierre Thouverez
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