The Shift Project est un think tank qui œuvre en faveur d’une économie libérée de la contrainte carbone. Marlène De Bank copilote des projets sur l’impact environnemental des technologies numériques au sein du Shift Project. |
L’objectif de ces projets est de décrire un système numérique sobre et résilient ainsi que les moyens d’y parvenir. |
Joris Coudreau est consultant en stratégie bas carbone, sobriété numérique, résilience climatique. Il contribue également aux travaux du programme « Lean ICT » du Shift Project concernant l’évaluation des impacts énergétiques et climatiques du secteur numérique. |
Techniques de l’ingénieur : Mondes virtuels et réseaux – Pourquoi avoir scindé vos travaux en deux rapports ?
Marlène De Bank : Lorsque nous cherchons à évaluer l’empreinte carbone d’une activité, nous avons l’habitude de séparer l’offre de l’usage. Une fois que l’offre est installée, les usages peuvent alors se développer.
Pour ce qui est du numérique, « l’offre » inclut notamment les infrastructures et les réseaux. Nous avons eu l’idée de traiter le sujet des mondes virtuels quand la Commission européenne a commencé à publier des documents évoquant la 6G comme un prérequis nécessaire à leur développement.
Nos prochains travaux sur l’IA seront calés sur le même modèle, puisque nous traiterons le lien intime entre les centres de données et l’utilisation de l’IA, mais tout sera inclus dans le même rapport.
Joris Coudreau : Ce sont deux faces d’une même pièce. Il était donc intéressant pour le Shift Project d’en capter la double lecture, dans un contexte de double contrainte carbone.
Pourquoi parler de double contrainte carbone ?
MDB : Au Shift Project, on parle de double contrainte carbone, pour mettre en avant deux problématiques. Il y a d’un côté la nécessité de réduire nos émissions de gaz à effet de serre – la contrainte climatique – et de l’autre l’urgence de réduire notre consommation de pétrole et de gaz avant que l’épuisement des ressources fossiles nous y oblige. Prendre le problème sous ces deux angles pousse donc à y réfléchir deux fois plus.
JC : Il ne faut pas oublier non plus que la transition climatique va consommer des ressources et des minerais pour la construction des centrales énergétiques (nucléaire, solaire, éolien, etc.) Au final, l’humanité dispose d’un budget carbone et ressources qui est limité. Il est donc capital de ne pas gaspiller ce budget pour développer des technologies qui contribueront à aggraver la situation.
Les mondes virtuels : quelle est la part de science-fiction dans ce concept ?
MDB : Un sociologue de notre groupe de travail considère le métavers comme un exemple « d’objet frontière », un point un peu lointain qui n’a pas besoin d’exister, qui n’existera peut-être jamais, mais qui montre la direction à suivre. Dans le même sens, je dirais que le métavers et les mondes virtuels sont une « photo-finish », un concept mis en avant par des géants technologiques comme Meta, dans l’écosystème d’acteurs numérique, mais aussi dans les films. Or, si on veut aller vers cette « photo finish », il faudra alors développer un ensemble de technologies : cartes graphiques, casques de réalité virtuelle, réseaux, etc.
Pour l’étude, nous sommes donc partis des offres actuelles et des promesses des géants du numérique au sujet du métavers. Notre démarche était simple : prendre au sérieux les annonces qui sont faites dans la presse, mais aussi dans les projections d’investissement proposées par les cabinets d’intelligence économique. Quand un grand cabinet dit, par exemple « Le métavers sera utilisé par 25 % des habitants de la planète en 2026 » et que les acteurs du numérique font des choix technologiques permettant d’y répondre, on se dit « ok, si vous voulez faire ça, voici quel sera l’impact ».
Notre travail n’était pas non plus d’imaginer les scénarios les plus fous ni de faire des prédictions, plutôt de montrer les conséquences énergétiques et climatiques de tels choix, même si on sait que la réalité sera probablement très différente.
Certains experts présentent le métavers comme un outil de transformation durable, avec un intérêt écologique. Que peut-on en penser ?
JC : Je vais me faire un peu l’avocat du diable en donnant les arguments « tech for green ». En effet, dans certains cas, le métavers pourrait contribuer à réduire notre impact environnemental et nous aider à décarboner l’économie. C’est un sujet que nous avons gardé en tête tout au long de notre étude, mais en apportant des nuances.
Prenons un cas d’usage, celui de la métaconférence, que nous avons utilisé comme exemple lors de la présentation de l’étude. À la différence d’une conférence physique, une métaconférence est un événement immersif organisé dans le métavers. L’idée est de dire : en réunissant tout le monde dans un univers virtuel, on supprime les barrières physiques et on augmente le sentiment d’immersion à tel point que les déplacements deviennent moins utiles. Cela peut donc réduire la pression sur les transports en économisant de l’énergie et du CO2.
Néanmoins, il y a un problème avec ce scénario. En général quand de nouvelles technologies sont mises en place, il y a un fort effet rebond et pas de réelle substitution. On risque donc de se retrouver avec des gens qui font quasiment autant de déplacements qu’avant et qui feront des conférences avec un casque sur la tête. Au final, les impacts du « virtuel » (fabrication du casque et de la carte graphique, infrastructures, consommation liée à l’échange de données…) s’ajouteront sans doute dans la plupart des cas aux impacts existant déjà.
Car, la visioconférence telle que nous la faisons aujourd’hui est également questionnable, avec des flux vidéo qui ont un impact lourd.
L’adoption de la métaconférence aurait-elle un impact si important ?
MDB : Dans le rapport[1], nous avons essayé de quantifier cet impact selon différents scénarios. Nous faisons l’hypothèse de 400 millions d’utilisateurs (nombre d’utilisateurs d’Outlook en 2015) qui pourraient être séduits par la métaconférence au lieu de la visioconférence, une heure par jour, d’ici 2030. Avec ce scénario, encourager le développement de la métaconférence impliquerait 26 MtCO2eq/an pour les casques et 28 MtCO2eq/an pour les réseaux, au niveau mondial.
En clair, bénéficier de l’immersion engendrerait des émissions de gaz à effet de serre équivalentes à 6,4 fois les efforts de réduction d’émissions atteints par la France chaque année. Cela doit nous inciter à y réfléchir à deux fois avant d’encourager ce service !
Que retenir de ces deux rapports ?
JC : Ce qu’il faut retenir c’est que le développement de technologies nouvelles ajoute de la complexité, consomme des ressources et émet du CO2. Or, nous vivons dans un monde limité par l’accessibilité aux ressources physiques. Nous sommes pourtant déjà au pied du mur, mais certains ont des œillères.
Si nous choisissons de développer ces technologies et qu’elles commencent à émerger, le problème sera : « Pendant combien de temps pourrons-nous le faire ? ». Et surtout : « Pendant que l’on fait ça, qu’est-ce qu’on ne fait pas pour accélérer la transition et aller vers un futur soutenable ? »
MDB : En termes de ressources, la limite est encore plus proche au niveau français et européen. Par exemple, nos terminaux ne sont pas produits sur notre sol. La récente pénurie de composants électroniques devrait nous alerter sur l’importance de lever le pied en termes d’achats électroniques. Du strict point de vue des ressources, développer des technologies qui rendraient toutes nos entreprises dépendantes de l’achat de casques de VR ou d’ordinateurs plus puissants est donc un risque !
Avec ces études, nous voulons pousser les acteurs du numérique et les décideurs à bien peser le pour et le contre. Nous voulons qu’ils puissent faire le tri, service par service, entre ce qui est vraiment utile et ce qui est superflu au regard des ressources consommées.
Quel message voulez-vous faire passer ?
JC : Nous demandons aux entreprises et aux politiques de prendre les bonnes décisions au regard des contraintes environnementales. À chaque étape, ils doivent se demander si leurs choix technologiques vont alléger ou alourdir encore l’empreinte environnementale.
À l’échelle de l’UE et de la France, il serait d’ailleurs souhaitable de contraindre les décisions à des études d’impact préalables comme celles-ci.
Nous préconisons aussi de repenser le concept d’innovation en allant vers l’innovation frugale. Car parfois, la vraie innovation c’est « de ne pas la faire » si elle n’apporte pas grand-chose et consomme des ressources inutilement.
Pour cela il faut aussi développer une culture de la sobriété en entreprise, vis-à-vis du numérique. Il est également capital de former les personnes, profils techniques et commerciaux notamment, à voir plus loin que l’objet sur lequel ils travaillent.
[1] cf. pages 40 et 41
Pour en savoir plus au sujet de la sobriété des réseaux et les mondes virtuels, vous pouvez consulter l’ensemble des données de l’étude et lire les deux articles suivants :
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