C’est en s’inspirant des capacités de la nature que des chercheurs de l’École normale supérieure s’orientent vers le développement de neurones ioniques artificiels. Entretien avec Paul Robin, doctorant à l'ENS-PSL, et l'un des auteurs d'une récente étude publiée dans la revue Science.
À l’image des neurones biologiques, une équipe du laboratoire de physique de l’École normale supérieure a conçu théoriquement un neurone artificiel avec des ions comme vecteur d’information. Ce prototype est constitué de fentes en graphène extrêmement fines – comme les pores nanométriques des neurones biologiques appelés canaux ioniques – dans lesquelles est confinée une seule couche de molécules d’eau. Sous l’effet d’un champ électrique, les ions de cette couche s’assemblent en grappes allongées et reproduisent le mécanisme physique de l’émission des potentiels d’action : la transmission d’informations.
Pour comprendre l’intérêt et l’apport de ces neurones ioniques pour les mémoires électroniques, et les prochaines étapes de ces neurones ioniques artificiels, nous avons échangé avec l’un des auteurs de la publication publiée dans Science en octobre 2021 : Paul Robin, doctorant à l’ENS-PSL.
Techniques de l’Ingénieur : vous avez théorisé un neurone ionique artificiel ; pouvez-vous nous expliquer en quoi cela consiste ?
Paul Robin : Dans notre laboratoire de nanofluidique – l’étude de l’eau à l’échelle nanométrique –, nous avons essayé de reproduire le fonctionnement d’un neurone avec des canaux artificiels. En observant comment des ions se comportent dans un système confiné où l’eau forme une seule couche moléculaire, nous nous sommes rendu compte qu’il était possible de décrire ces systèmes identiques aux canaux ioniques qui sont des petits pores dans la membrane de cellules. Ces canaux permettent d’échanger des ions de manière sélective et précise avec le milieu qui les entoure. Ils interviennent dans beaucoup de processus biologiques, notamment dans l’émission de potentiels d’action qui permettent aux neurones de communiquer entre eux.
Votre neurone est donc inspiré de la nature…
En effet, il existe dans la nature des exemples de processus qui consistent à faire passer de l’eau dans des trous, comme c’est le cas des reins, extrêmement efficaces car ils ne laissent passer aucune impureté et sont très rapides à le faire. De plus, ils ont des trous « subtils », « intelligents ». Et pour être subtils au niveau de l’eau, nous devons nous mettre à leur échelle. Car si on prend un gros tuyau dont la dimension est plus grande que la molécule d’eau, on n’arrivera pas à agir spécifiquement sur la molécule. C’est pour cela qu’on essaie de s’inspirer des systèmes biologiques.
Une technique développée dans votre laboratoire ?
Non, le système a été inventé il y a environ 5 ans par l’équipe d’André Geim, inventeur du graphène et prix Nobel de physique en 2010. Lui et son équipe de l’université de Manchester ont réalisé quelque chose de révolutionnaire : une fente tellement fine que lorsque l’eau passe à l’intérieur, elle crée une seule couche. Et donc, il n’y a pas la place de mettre deux molécules l’une sur l’autre à travers la fente. Nous avons réussi à collaborer avec eux pour apprendre à fabriquer ces mêmes systèmes. Mais il manquait un bagage théorique pour comprendre comment, à l’échelle moléculaire, l’eau se comporte à l’intérieur.
Comment avez-vous eu l’idée de ces neurones artificiels pour les mémoires électroniques ?
Nous sommes partis d’un constat. Aujourd’hui, nous sommes entourés d’ordinateurs pour réaliser de nombreuses tâches, comme la conduite autonome. Ces tâches demandent beaucoup d’énergie. Or, un ordinateur capable de challenger le cerveau humain (qui ne consomme que 20 watts) demande 50 000 fois plus d’énergie. Nous avons essayé de trouver une solution pour consommer moins d’énergie. De nombreuses personnes essaient de copier l’architecture du cerveau, du neurone, car celui-ci n’est pas du tout organisé comme un ordinateur. Dans un ordinateur, il y a la mémoire qui stocke l’information et un processeur qui la traite. Alors que dans le cerveau, la mémoire et le processeur, c’est la même chose. Ce sont les neurones qui stockent et traitent l’information. De nombreuses recherches consistent à essayer de créer de nouvelles manières de faire des calculs en s’inspirant des neurones et du cerveau de manière générale.
On pense notamment au memristor, un composant électronique qui imite le fonctionnement d’une synapse…
Effectivement, dans le memristor et dans d’autres processus électroniques qui copient le cerveau, les neurones stockent et processent l’information. Le memristor est une résistance électrique qui a un état interne pouvant coder l’information. Il peut avoir deux états : la haute résistance qu’on appelle 1, et la basse résistance 0. Cela fonctionne comme les bits d’informations et on peut les programmer. En fonction de son histoire, on peut mettre le memristor dans un des deux états et il va s’en souvenir. Et si on le laisse tranquille, il va garder l’état. Avec ça, on va réussir à construire des systèmes qui traitent l’information comme dans le cerveau, c’est-à-dire directement dans la mémoire, sans avoir besoin de l’extraire et de l’envoyer à un processeur.
Et vous utilisez des ions plutôt que des électrons…
Notre conviction, c’est que l’utilisation des ions a des intérêts. Dans l’ordinateur, nous avons des électrons qui se déplacent dans un métal. Dans le cerveau, c’est un échange d’ions de part et d’autre d’une membrane. Il existe différents types d’ions : sulfate, sodium, chlorure, lithium, potassium. Alors qu’il n’existe qu’un seul type d’électron. Nous pensons qu’il y a plus de flexibilité avec les ions.
Quelle est la prochaine étape ?
Notre projet publié est numérique et théorique. La prochaine étape est de confirmer nos prédictions. En collaboration avec l’équipe de Manchester, nous essayons de trouver les effets de mémoire dans ces systèmes expérimentaux. Nous avons des signes très encourageants même s’il reste de nombreuses choses à clarifier et élucider.
Existe-t-il d’autres applications expérimentales de cette technique ?
Au départ, cette technique n’a pas du tout été développée pour les mémoires. L’idée était de sonder la matière à l’échelle de la molécule. Des systèmes similaires sont par exemple utilisés pour la filtration ou créer ce que l’on appelle de l’énergie bleue. Dans ce dernier cas, ils ont des limites en termes de rendements, que les travaux actuels en nanofluidique cherchent à améliorer.
Avec votre technique, peut-on faire des systèmes économes en énergie ?
Nous n’avons pas de résultats sur ce point. Il faut construire l’objet avant de pouvoir faire des mesures. Tout ce qui concerne la consommation d’énergie va dépendre de la façon dont on fabrique le système. Aujourd’hui, nous ne sommes pas du tout à l’échelle d’un ordinateur qui a des bits de mémoire. Nous sommes à un niveau fondamental. Nous essayons de comprendre des processus physicochimiques pour voir si nous pouvons tirer des lois de type dissipation d’énergie ou mémoire. Nous ne sommes pas à des échelles industrielles, donc on ne peut pas comparer ces systèmes fondamentaux aux réseaux de neurones. Nous n’en sommes pas encore là.
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