Après 25 années passées dans le secteur financier, une année sabbatique a permis à Franck Sylvain d’ouvrir les yeux sur la crise écologique en cours. Il s’est intéressé à des modes alternatifs pour produire de l’énergie. Le hasard des circonstances l’a fait rencontrer un chercheur qui développait un nouveau type d’hydrolienne et qui recherchait des financements. Ensemble, ils ont fondé Eel Energy.
Techniques de l’Ingénieur : Que fabrique Eel Energy ?
Franck Sylvain : Notre entreprise développe une hydrolienne à membrane ondulante, qui s’inspire de la nage des poissons. Lorsqu’on réfléchit à l’animal le plus rapide au monde, on a tendance à répondre « le jaguar » ; or en réalité, des poissons comme l’espadon ou le marlin, qui ondulent, peuvent aller nettement plus vite et atteindre des pointes à 110 km/h sous l’eau. C’est là où on voit la force de l’ondulation. D’autre part, lorsqu’on regarde dans la nature, on trouve des structures à hélice sur terre, comme les graines qui tombent des arbres, mais il n’y en a pas sous l’eau. Les hydroliennes traditionnelles à hélice ne nous paraissaient donc pas les plus adaptées. La forme de l’ondulation produit une force phénoménale, ce qui devient particulièrement intéressant lorsqu’on installe un générateur dessus.
Comment fonctionne votre hydrolienne ?
Il s’agit d’une plaque en plastique recyclable avec des renforts en fibre de carbone, qui est contrainte par des câbles. Les câbles la font se tendre comme un arc puis quand l’eau arrive dessus, elle ondule. On peut contrôler la puissance qu’on met sur les câbles afin de s’adapter aux variations du courant. Sur la plaque, un mât monte et descend, sur lequel on place une crémaillère qui fait tourner un générateur en-dehors de l’eau. Et il faut bien sûr un cadre pour maintenir la machine sous l’eau, qui est soit placé au-dessus de la plaque, soit en posant la structure au fond du cours d’eau. Nos machines doivent être installées à des endroits où il y a une certaine vitesse de courant, environ 2 m/s, et au moins 1,5 m à 2 m de profondeur. Cela peut être dans des fleuves derrière les barrages par exemple, mais on vise plutôt les courants de marées, qui ont des courants supérieurs à 2 ou 3 m/s pour nos petites machines, puis 4 ou 5 m/s pour nos grandes machines à venir.
A quel stade d’avancée êtes-vous ?
Notre technologie est encore au stade du prototype. La création prend d’ailleurs plus de temps qu’escompté. Nous avons commencé à travailler sur de petites machines, afin de régler tous les problèmes qu’elles pouvaient rencontrer avant d’en créer des plus grandes. Sur nos petits prototypes testés en laboratoire, nous avons réussi à produire très rapidement de l’électricité. Puis quand nous avons travaillé sur une machine un peu plus grande et que nous sommes sortis du laboratoire pour la tester dans un canal, nous avons rencontré des problèmes inattendus : corrosion, points d’usure prématurés, problème de forces etc. Il a fallu la retravailler à plusieurs reprises. Et quand nous avons commencé à faire des tests à plus longue durée, nous avons rencontré de nouveaux problèmes, aussi dus aux technologies de nos fournisseurs.
Depuis le mois de février 2021, nous avons une machine qui fonctionne sans discontinuer, et depuis le mois de mai 2021, nous avons installé dans le même canal une deuxième machine améliorée : elle peut remonter à la surface automatiquement et on peut la débrayer dans l’eau automatiquement. Si le courant augmente trop, la machine va débrayer pour garder une puissance constante de manière à ne pas trop forcer sur la mécanique et ne pas dépasser la capacité du générateur, jusqu’à se mettre totalement à plat si besoin. Maintenant, nous souhaitons voir si, au bout de 6 mois passés dans l’eau, des pièces vont s’user prématurément, ou si notre machine sera prête pour la commercialisation.
Pour l’instant, quelle quantité d’énergie arrivez-vous à produire ?
Notre première machine, qui mesure 1,60 m sur 2 m, produit environ 650 W/h donc 15 kW par jour, dans un courant assez faible d’1,3 à 1,4 m/s. Dès que cette vitesse augmente, on a des hausses de production d’électricité assez importante. Pour l’instant, l’électricité produite n’est pas injectée dans le réseau parce que nous sommes assez loin des compteurs, et installer un compteur vaudrait le coup seulement si nous pouvions injecter une centaine de kW par jour.
Quels sont les avantages de votre machine par rapport aux hydroliennes à hélice ?
Notre approche biomimétique nous permet d’être plus efficaces. En effet, notre machine se déclenche à plus faible vitesse, dès que le courant atteint environ 1 m/s, et notre membrane qui est un capteur d’énergie a une surface beaucoup plus importante que celle des hélices. Donc à encombrement égal, nous produisons plus d’énergie et plus tôt. Autre avantage : des branches et autres éléments se prennent dans les hélices et peuvent les casser, d’où la nécessité de mettre des grilles. Or ces grilles se salissent vite et doivent être nettoyées régulièrement, contrairement à notre technologie. Enfin, et c’est le plus gros avantage selon moi, dans la littérature sur le sujet, nous pouvons lire que les hydroliennes ne pourront pas avoir des pales de 50 m ou 100 m comme les éoliennes à cause du phénomène de cavitation qui se produit sous l’eau et peut casser les pales. Selon mes lectures, les ingénieurs disaient que les hydroliennes à hélice pourraient produire 2 à 3 MW mais qu’il serait compliqué d’égaler les éoliennes qui sont à 10-12 MW. Or avec notre technologie, rien ne nous empêche de produire des machines de 50 m de long. Nous n’avons pas les mêmes barrières physiques.
Quels sont vos projets ?
Pour l’instant, nous laissons tourner nos machines et nous testons également des systèmes de récupération d’énergie. Nous travaillons également sur des machines plus grandes, l’objectif étant d’en construire des suffisamment grosses pour résister aux courants des marées. Ainsi, au lieu d’avoir des machines de 3 kW, nous voulons travailler sur des machines de 15 à 20 kW puis de 50 kW jusqu’à atteindre notre objectif de 1 MW.
Avez-vous évalué l’impact de telles machines sur le vivant ?
Nous n’avons pas fait d’études sur le sujet mais nous imaginons mal comment des êtres vivants pourraient se faire mal avec notre machine car sa vitesse est faible et le mouvement est le même que ce qui se trouve sous l’eau. À aujourd’hui, nous n’avons rien remarqué de particulier durant nos tests. Nous n’avons pas non plus étudié l’impact de nos matériaux sur l’eau mais nous estimons la durée de vie de nos machines à 20 ans maximum avant d’être recyclées, ce qui signifie qu’elles ne resteront pas indéfiniment dans l’eau.
Cet article se trouve dans le dossier :
Les océans : une immense richesse pour le biomimétisme
- Des structures biomimétiques pour ressusciter les fonds marins
- Des hydroliennes inspirées de la nage des poissons pour plus d’efficacité
- S’inspirer des diatomées pour fabriquer du verre à température ambiante
- Algues, crabes, écailles de poisson : comment s’en inspirer pour créer des matériaux durables ?
- La nacre : une source d'inspiration en céramique
- Les thèses du mois : Ingénierie bioinspirée
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