Encore en marge à l’échelle internationale, la recherche et l’innovation africaines se développent peu à peu, malgré des situations hétéroclites selon les Etats. Leur développement pourrait ainsi contribuer au paysage scientifique mondial.
Annick Suzor-Weiner, professeure émérite à l’université Paris-Saclay, s’est beaucoup intéressée aux collaborations avec les pays en développement durant sa carrière d’agrégée de mathématiques et docteure d’Etat en physique. Elle est aujourd’hui chargée de mission auprès de l’Agence universitaire de la Francophonie (AUF) et présidente de l’Association pour la promotion scientifique de l’Afrique (APSA).
Cette association, composée d’une trentaine de bénévoles, œuvre pour la promotion d’une filière scientifique africaine, notamment en Afrique subsaharienne. Pour Techniques de l’Ingénieur, Annick Suzor-Weiner revient sur l’état des sciences en Afrique, sur les freins au développement de la recherche et de l’innovation sur le continent, et sur les solutions pour faire émerger cette filière.
Techniques de l’Ingénieur : Quelle est la situation des sciences aujourd’hui en Afrique et quelles sont les disparités entre les pays ?
Annick Suzor-Weiner : Je dirais qu’il y a deux gros pôles scientifiques en Afrique : le Maghreb et l’Afrique du Sud. Bien qu’il y ait des différences entre les pays, la recherche y est globalement soutenue, et ces Etats sont devenus des pôles d’attraction pour le reste du continent. Il y a ensuite quelques pays qui commencent à émerger sur le plan scientifique, comme le Rwanda, le Ghana ou le Cameroun. Enfin, d’autres pays sont dans des situations très complexes comme le Tchad, le Mali ou la République centrafricaine.
Avec l’APSA, nous nous intéressons surtout à l’Afrique subsaharienne. De manière générale, la situation évolue peu, c’est-à-dire qu’il y a un manque de professeurs qualifiés et un grand problème de fuite des cerveaux. Un certain nombre de jeunes universitaires brillants sont attirés à l’étranger et y restent, compte tenu des difficultés locales. Cette fuite se comprend parfaitement sur le plan individuel mais n’aide pas à construire une filière scientifique solide sur le continent africain. D’autant que certains pays comme le Canada ont d’excellentes conditions d’accueil pour les post-doctorants et attirent même les chercheurs français.
Pourquoi est-il important de promouvoir les sciences en Afrique ?
C’est le meilleur moyen de développer les connaissances et compétences des jeunes universitaires dans leurs pays. Sans des conditions avantageuses et solides, il n’y aura aucun moyen d’arrêter le brain drain des scientifiques africains, et cela aura un impact sur le développement de leur pays. Cela étant, nous ne valorisons pas uniquement les recherches sur des problématiques locales, qui ne concernent que les Africains. Il est évident que pour l’équilibre mondial, les scientifiques africains doivent participer à la recherche internationale. C’est d’ailleurs le cas aujourd’hui, mais rarement depuis leur pays d’origine.
Ainsi, les pays africains détiennent des pièces du puzzle de la recherche mondiale, en particulier dans certains domaines comme le climat et la biodiversité. En recueillant eux-mêmes les données sur le continent, ils pourraient avoir des résultats plus fiables que si on envoyait des experts étrangers qui pourraient appliquer des méthodes standards inadaptées aux pays. En revanche, il faudrait s’assurer que les scientifiques africains restent bien les propriétaires de ces données à disposition de la communauté internationale.
L’Union Africaine préconise aux Etats africains d’allouer 1% de leur PIB aux sciences. Qu’en est-il ?
Concernant l’Afrique subsaharienne, les financements locaux sont très faibles. Cela a un impact sur les structures, à savoir les laboratoires et le matériel, mais également sur les salaires. Or si les enseignants-chercheurs sont mal payés, ils vont devoir trouver un autre emploi à côté, et ne pourront plus se dédier à la recherche. Il y a des progrès dans certains pays comme au Sénégal ou au Cameroun où les salaires des chercheurs ont été augmentés, mais ce n’est pas le cas partout et c’est la recherche qui en pâtit.
Il existe en parallèle un certain nombre de financements extérieurs, mais ils requièrent de lourdes procédures. Par exemple, les documents demandés pour bénéficier de financements européens sont difficiles à obtenir pour nos collègues africains. De même, les justificatifs requis doivent correspondre au centime près afin de prévenir la corruption mais ça en devient contre-productif car peu de personnes peuvent réellement en bénéficier.
Je pense que pour être réellement profitables aux pays, les financeurs devraient plutôt créer des collaborations à long terme avec des universités plutôt que de financer des recherches individuelles. Enfin, de manière générale, les projets ont plus de chances de survivre si le pays s’implique également. C’est pour cela qu’avec l’APSA nous favorisons les démarches de co-financements.
Quel rôle jouez-vous avec l’APSA ?
Notre association s’intéresse à un secteur un peu délaissé par les financeurs, à savoir celui des sciences dures. De manière générale, les organisations financent davantage les recherches et les innovations dans les domaines de la santé, de la biologie et de l’agronomie car ils ont un impact quasi immédiat sur les populations. Selon nous, les mathématiques et la physique sont des domaines primordiaux pour faire avancer les sciences en Afrique. Dans chaque discipline, avoir un bagage en mathématique est capital, et il est nécessaire de savoir manier les concepts pour pouvoir faire des statistiques dans le secteur de la santé ou pour devenir ingénieur par exemple. Or plusieurs pays d’Afrique subsaharienne souffrent actuellement d’une pénurie d’enseignants dans les sciences dures, ce qui a de lourdes conséquences car il n’y a plus personne pour former les professeurs du secondaire et donc les lycéens par la suite.
Concrètement, nous soutenons certains masters en co-formation avec des universités françaises et également des thèses en complétant des financements lorsqu’ils sont insuffisants. Nous lançons aussi des concours d’innovation et nous organisons les APSA awards afin de financer des séjours de recherche à des jeunes chercheurs qui travaillent en Afrique. Nous avons pour objectif d’inciter les chercheurs africains à se créer un réseau afin de pouvoir continuer à travailler sur le continent.
Que préconisez-vous pour qu’une filière scientifique africaine se développe ?
Tout d’abord, la création d’entreprises. Il y a un grand problème d’employabilité en Afrique subsaharienne, où plus on est diplômé, moins on trouve de travail. Ainsi, il n’est pas rare de rencontrer des ingénieurs chauffeurs de taxi, faute d’avoir trouvé un emploi dans leur domaine. Créer des entreprises et favoriser l’auto-entreprenariat est le meilleur moyen de créer des emplois pour du personnel qualifié. Au Maroc par exemple, l’Agence universitaire de la Francophonie a mené un grand programme sur le statut d’autoentrepreneur afin d’inciter les jeunes diplômés à créer leur start-up.
Cela étant, pour lancer une start-up sur des sujets techniques, il faut avoir de l’expérience et l’habitude de manier du matériel. On en revient au problème de l’éducation : en-dehors de la pénurie d’enseignants, nombre d’étudiants arrivent à la fin de leurs études sans avoir pu manipuler un microscope ou un oscilloscope. Avec l’APSA, nous encourageons le développement d’appareils à coûts soutenables plutôt que de viser des équipements hors de prix. Il s’agit par exemple de choisir des diodes plutôt qu’un laser, ou d’utiliser les composants de vieux smartphones par exemple. Tout ce qui va permettre d’acquérir un savoir-faire pratique durant les études.
Enfin, personnellement, je prône la libre circulation des cerveaux pour que les scientifiques puissent aller à l’étranger facilement. Ils pourraient par exemple assister à des colloques ou bénéficier de postes d’invités à l’étranger. Or aujourd’hui, les demandes de visa sont tellement complexes pour les Africains qu’une fois partis, ils vont moins être tentés de rentrer, de peur de ne pas pouvoir repartir facilement. De manière générale, je suis assez optimiste car l’Afrique a une jeunesse formidable, pleine de dynamisme, d’imagination, de compétences numériques et qui ne demande qu’à élargir ses compétences. Les jeunes femmes commencent aussi à émerger. Je pense qu’il faudrait s’intéresser à ce que nous pourrions leur offrir sur place, plutôt que systématiquement vouloir les faire venir.
Propos recueillis par Alexandra Vépierre
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