De l’origine technique au rôle de l’organisation
Après trois mois de recherches et d’entretiens, la commission d’enquête sur l’accident de Challenger conclut que des managers de la Nasa ont violé des règles de sécurité pour tenir les délais de lancement, ignorant les alertes concernant un joint qui va être l’origine technique de l’explosion.
A l’époque, pour les enquêteurs c’est déjà énorme de s’apercevoir que ce n’est pas qu’un simple problème technique qui est en cause mais que c’est un dysfonctionnement humain ou organisationnel. Cependant, l’enquête officielle s’arrêtera à ces fautes humaines. Personne ne pense à se pencher plus avant sur le problème. Personne, sauf Diane Vaughan, une sociologue américaine qui va finalement passer 10 ans sur le sujet avant d’aboutir à un pavé de quelques 600 pages*. Elle y décortique les processus complexes qui ont abouti à ce drame. Son travail va poser ou conforter les bases de l’analyse d’accident technologique d’aujourd’hui : le rôle des organisations, les déviances et leur normalisation, ou encore la détection et l’analyse des « signaux faibles ».
Normalisation de la déviance et risque acceptable
Très vite dans son enquête, Diane Vaughan s’aperçoit que les managers et ingénieurs de la Nasa n’ont pas réellement enfreint de règles.
Il n’y a donc pas faute mais seulement erreur. Mais le problème n’en est alors que plus intrigant. Comment des gens si rationnels ont été amenés à accepter de tels risques ? La sociologue va finalement comprendre qu’il faut regarder l’évolution de l’organisation depuis une dizaine d’années. Dix ans pendant lesquels, certaines anomalies comme des dommages sur les joints des boosters ont été considérées comme mineures ou sans influence sur la sécurité générale et donc finalement acceptées comme normales. Au point que plus aucune alerte les concernant ne peut aboutir à une décision de sécurité majeure. C’est ce que Diane Vaughan a désigné comme une normalisation de la déviance.
Des procédures qui cachent les signes avant-coureurs
L’autre grand paramètre qui a influencé la décision de lancer Challenger en dépit d’une alerte du sous-traitant fabricant les joints à l’origine de l’accident, c’est l’organisation de la Nasa elle-même. La sociologue américaine, au fil de son ouvrage, montre comment la culture de la Nasa est passée de celle d’un groupe d’ingénieurs menant des expériences spatiales à celle d’un organisme assujetti à des impératifs financiers et temporels liés aux contrats noués avec le secteur privé et à des budgets beaucoup plus limités. Les opérateurs techniques deviennent ainsi des bureaucrates qui doivent suivre des procédures pour toutes leurs relations en interne, en externe et pour la prise de décision. Cette codification des actes s’est appliqué aussi à l’évaluation des risques et a amené, de manière insidieuse, à ignorer ou sous-évaluer certains signes avant-coureurs, certains signaux faibles.
30 ans après, a-t-on appris de Challenger ?
Aujourd’hui encore l’étude de Diane Vaughan fait référence. Pour autant les enseignements que l’on peut en tirer sont loin d’être acquis et acceptés par tous. L’erreur humaine continue de servir de bouclier pour éviter la remise en cause profonde des organisations aussi dysfonctionnelles soient-elles. La Nasa va par exemple réitérer les mêmes travers avec Columbia en 2003. Et si des experts comme Michel Llory et René Montmayeul, dans leur ouvrage « L’accident et l’organisation » (Editions Préventique – 2010) développent cette idée du rôle central des organisations et posent les bases d’une analyse organisationnelle des accidents, il faut reconnaître que sur le terrain, cette approche est encore très timide.
La vidéo complète de l’accident de Challenger :
Sophie Hoguin
*The Challenger Launch Decision. Risky Technology, Culture, and Deviance at NASA – Diane Vaughan – University of Chicago Press – 1996
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