Les pouvoirs publics retiennent en pratique des valeurs implicites de la vie humaine qui varient fortement. Ces variations résultent d'un processus de création des régulations de sécurité qui est largement non économique et non coordonné. L'utilisation (implicite) de valeurs différentes est par principe inefficace d'un point de vue économique, et conduit à ne pas sauver le maximum de vies possibles.
Des valeurs de la vie humaine qui varient
Dans la pratique, les autorités publiques utilisent implicitement des valeurs de la vie humaine qui peuvent être très différentes les unes des autres. Comme le montre la sélection suivante, les valeurs implicitement retenues par les régulations américaines sur la sécurité peuvent varier d’un facteur de 1 à 10.000.
Coût par vie humaine statistique sauvée de certaines régulations de sécurité [Etats-Unis, 1970-1991] [1]
Une action non-économique et non-coordonnée
L’existence de telles différences découle de la nature du processus de conception des régulations. Ce processus est fondamentalement non-économique et non-coordonné.
En matière de sécurité, les mandats donnés dans la loi aux agences de régulation et aux ministères mentionnent généralement un objectif d’amélioration de la sécurité, visant à minimiser un risque particulier : accident nucléaire, cancer, accident de la route, etc. Ces mandats, s’ils exigent une trajectoire continue de réduction des risques, ne demandent généralement pas (1) d’efficacité économique dans l’action, ni (2) de coordination budgétaire avec les efforts des autres branches des pouvoirs publics.
De ces mandats, il résulte :
- Une application non systématique, sporadique, de l’analyse socio-économique aux questions de sécurité, n’incluant donc pas une véritable réflexion sur la valeur (implicite) donnée à la vie humaine ;
- Une action généralement indépendante, en silo, de chacune des autorités intervenant sur les questions de sécurité.
L’absence d’analyse économique et de coordination est directement visible dans la formulation des mandats des agences de régulation. On pourra illustrer cet état de fait avec deux exemples :
- En Europe, l’Autorité européenne de la sécurité aérienne a pour objectif « Une aviation civile toujours plus sûre et plus écologique » et « [sa] mission est de promouvoir les plus hautes normes communes de sécurité et de protection de l’environnement dans l’aviation civile » [2]. Les enjeux de coordination inter-agences et d’efficacité économique ne sont pas primordiaux.
- Aux Etats-Unis, interrogée sur le besoin de réaliser une analyse coûts-avantages des régulations de l’Agence pour la Santé et la Sécurité au Travail, la Cour Suprême a répondu par la négative. Pour la Cour le mandat donné par le législateur à l’Agence est de produire des régulations qui améliorent la sécurité au travail et qui « peuvent être mises en œuvre » : elles n’ont pas à satisfaire une analyse coûts-avantages positive. L’agence n’a pas à fonder ses décisions sur une analyse économique.
La prise en compte limitée de la valeur explicite de la vie humaine dans les décisions, et l’absence de coordination entre agences, sont les raisons essentielles de ces larges variations dans les valeurs implicites de la vie humaine. Elles dénotent l’absence d’une vision globale et économique sur la question de la sécurité.
Une inefficacité meurtrière
D’un point de vue économique, cette variation dans les valeurs attribuées à la vie humaine montre une inefficacité de la dépense collective en matière de sécurité. En effet, si une mesure dans la sécurité aérienne conduit à dépenser, par exemple, 30 millions d’euros chaque année pour sauver statistiquement une vie, alors qu’une autre mesure dans la sécurité routière peut sauver des vies avec un coût de 3 millions d’euros par vie, la décision d’affecter chaque année 30 millions à la sécurité aérienne plutôt qu’à la sécurité routière conduit à sauver une vie au lieu de dix, résultant dans une perte statistique de neuf vies. Il y a une inefficacité (et donc des vies inutilement perdues) lorsque les moyens ne sont pas systématiquement affectés aux actions qui apportent le meilleur « rendement » en termes de nombre de vies sauvées, quel que soit le domaine d’action.
Plus généralement, le fait de ne pas adopter une valeur unique de la vie humaine, appliquée de manière cohérente dans tous les domaines de l’action publique, conduit statistiquement à la mort de nombreux individus qui auraient pu être sauvés, avec les mêmes moyens.
Une quantification de cette inefficacité a été conduite dans les années 1990 par des chercheurs américains [3] : ils ont évalué 185 régulations de sécurité en vigueur aux Etats-Unis, qui avaient collectivement un coût de 21,4 milliards de dollars et sauvaient statistiquement 56.700 vies chaque année. En réaffectant simplement les mêmes ressources aux interventions les plus efficaces (celles dont la valeur de la vie humaine est la plus basse), ils ont montré que cela conduiraient à sauver non pas 56.700 mais 117.000 vies, soit un gain statistique de 60.300 vies par an.
Cet exemple n’est a priori pas isolé car l’organisation de la politique de sécurité dans la plupart des pays ne permet pas cette optimisation économique globale, via des politiques de régulation des risques (santé, travail, transport…) indépendantes les uns des autres, et une absence de recours au calcul économique. In fine, ne pas considérer une valeur de la vie humaine conduit à ne pas sauver – donc à tuer – un grand nombre d’individus.
Quand trop de sécurité tue
Au-delà des considérations relatives, certains universitaires affirment que trop dépenser en matière de sécurité peut conduire directement à tuer des gens. Kip Viscusi est l’universitaire américain de référence sur le sujet du prix de la vie humaine et son analyse défend l’existence d’une borne haute au-delà de laquelle les efforts de sécurité mandatés par la collectivité sont contre-productifs.
Viscusi considère que la mise en œuvre d’une nouvelle régulation de sécurité s’assimile à une réaffectation de moyens depuis (1) des revenus privés « libres » vers (2) une dépense contrainte visant au respect de la régulation. Or, il observe que l’espérance de vie des individus s’améliore systématiquement avec leur niveau de revenus. En devant plus riches, les hommes et les femmes allouent une part croissante de leurs moyens aux services de santé, réduisant leurs risques de mortalité. Pour Viscusi, il existe donc un point au-delà duquel à trop réduire les revenus privés « libres », on aboutit à réduire l’espérance de vie de la population de l’équivalent d’une vie statistique : selon ses recherches, ce point ce situe entre 15 et 50 millions de dollars aux Etats-Unis. Au moins une vie statistique est « perdue » à chaque fois qu’une régulation impose 50 millions de dépenses contraintes. Viscusi en déduit que toute régulation d’amélioration de la sécurité portant, implicitement ou explicitement, une valeur de la vie humaine supérieure à 50 millions de dollars va en fait augmenter le nombre de morts : la dépense contrainte de la régulation apporte moins de vies sauvées que la dépense « libre ».
Par Emmanuel Grand
[1] Ces valeurs ont été compilées à partir d’une revue de l’analyse coûts avantages attachées à chacune des régulations. Valeurs de la vie humaine statistique en US dollars (1995). Les bénéfices hors sécurité n’ont pas été pris en compte dans les calculs. Source: Viscusi, W. Kip and Gayer, Ted, « Safety at Any Price? ». Regulation, Vol. 25, No. 3, 2002
[2] Source : https://www.easa.europa.eu/the-agency/easa-explained (Consulté en janvier 2016)
[3] Tengs, Tammy O., & John D. Graham. 1996. “The Opportunity Costs of Haphazard Social Investments in Life-Saving,” in Robert W. Hahn, editor, Risks, Costs, and Lives Saved: Getting Better Results from Regulation. New York and Oxford: Oxford University Press; Washington, DC: The AEI Press.
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