Les grands singes forment des réseaux sociaux complexes au sein desquels les individus tissent des liens puis se perdent parfois de vue avant de se retrouver à nouveau. Si l’on sait que les humains oublient rarement la voix d’une ancienne compagne ou d’un ancien compagnon même après plusieurs années de séparation, aucune étude n’avait jusqu’alors testé cette capacité chez nos plus proches cousins.
Une équipe internationale impliquant Florence Levréro, Sumir Keenan et Nicolas Mathevon, trois chercheurs de l’Institut des neurosciences Paris-Saclay (CNRS/Université Paris-Sud), basée à l’Université de Saint-Etienne, a mis en évidence la reconnaissance à long terme des voix familières chez les bonobos. Un point commun entre les grands singes et nous qui vient de faire l’objet d’une récente publication dans Scientific Reports.
Chez de nombreux primates, la vie sociale est caractérisée par des associations de longue durée entre les individus. Ces associations nécessitent une reconnaissance entre les membres du groupe, qui passe préférentiellement par l’identification du visage et de la voix. Nous, humains, sommes des experts lorsqu’il s’agit de reconnaître la voix de nos proches — tout un chacun en a fait l’expérience au téléphone. Cette mémoire vocale persiste même après une longue séparation, et nous pouvons reconnaître une voix qui fut familière — celle d’un acteur de cinéma par exemple — sans l’avoir entendue depuis plusieurs années. Cette expertise à identifier vocalement nos congénères est d’une grande aide pour naviguer dans nos réseaux sociaux complexes. Qu’en est-il chez nos plus proches cousins les grands singes ?
L’ancêtre commun aux bonobos, chimpanzés et humains vivait il y a 6 à 8 millions d’années, et les deux grands singes partagent avec nous de nombreuses caractéristiques, tant du point de vue de leurs gènes que de leurs comportements. En milieu naturel, les bonobos vivent dans la forêt équatoriale du centre de l’Afrique. Les individus forment de vastes communautés où chacun se connaît, interagit, s’associe, se reproduit ou entre en compétition avec les autres. Les membres d’une communauté se séparent régulièrement en petits groupes, pendant des heures, des jours ou des semaines. De plus, les jeunes –surtout les femelles- quittent leur communauté d’origine mais continuent à interagir avec d’anciens compagnons au cours de rencontres ultérieures entre les communautés. Ainsi, une navigation sociale efficace dépend de la capacité à reconnaître les partenaires sociaux présents et passés. Pour voir si les bonobos mémorisent la voix de leurs congénères, Sumir Keenan — doctorante à l’Université Jean Monnet, Saint-Etienne — et ses collaborateurs ont étudié ces animaux en passant de longues heures à les observer, les enregistrer, et faire des expériences de repasse de signaux acoustiques — lesquelles consistent à faire écouter des vocalisations précédemment enregistrés et à observer les réactions des animaux (“playback”). Les résultats montrent que des bonobos séparés depuis plusieurs années réagissent fortement lorsqu’ils entendent leurs anciens compagnons. Ces grands singes se souviennent donc pendant longtemps de voix qui leur ont été familières.
Pour tester la reconnaissance vocale à long terme chez les bonobos, les scientifiques ont d’abord enregistré la voix de nombreux bonobos présents dans différents parcs zoologiques européens. Profitant du fait que certains bonobos ont connu plusieurs parcs — et donc formé des liens présents et passés avec des congénères dans différents endroits — les scientifiques ont ensuite mis en œuvre des expériences de playback pour observer la réaction comportementale des singes à des voix familières ou inconnues. Les bonobos comprenant aisément les leurres, il a fallu mettre en place une minutieuse mise en scène mimant tous les évènements caractérisant l’arrivée d’un nouveau bonobo, en cachant le haut-parleur avec soin.
Les résultats des expériences sont clairs : lorsque les cris émis par le haut-parleur étaient ceux d’un individu familier, le bonobo testé s’approchait, et parfois criait en retour, visiblement fort excité par la perspective de revoir un ancien camarade. Au contraire, aucune réaction particulière n’était notée en réponse à une voix inconnue.
Les bonobos sont donc capables de reconnaître la voix d’un congénère, même après plus de cinq années de séparation. La vie sociale complexe des bonobos exige de grandes capacités d’interaction avec autrui. Se souvenir de “qui est qui” est important, parfois même vital. Nous, humains, le savons bien, ainsi cette reconnaissance sur le long terme des voix familières vient constituer une autre caractéristique partagée avec nos si proches cousins.
Références :
Enduring voice recognition in bonobos, S. Keenan, N. Mathevon, JMG Stevens, JP Guéry, K Zuberbühler, F.Levréro, Scientific Reports, 24 Février 2016.
L’article scientifique peut être téléchargé gratuitement ici.
Réagissez à cet article
Vous avez déjà un compte ? Connectez-vous et retrouvez plus tard tous vos commentaires dans votre espace personnel.
Inscrivez-vous !
Vous n'avez pas encore de compte ?
CRÉER UN COMPTE