Alors que se tient la Semaine de l’industrie, il en est une sur qui souffle le chaud et le froid : celle du nucléaire civil. D’un côté, la filière se voyait déjà mise en mode « veille », après l’accident de Fukushima en 2011 et le vote de la loi de 2015 qui plafonne la puissance installée nucléaire à 63,2 GW en France et vise une part de production à 50 % dans le mix électrique. Elle est actuellement malmenée par un parc de production d’électricité qui accumule les retards de maintenance et les opérations de réparation, mettant en danger l’approvisionnement en électricité cet hiver. D’un autre côté, elle est encensée par le président Macron qui annonce vouloir lancer la construction de six nouveaux réacteurs EPR2. Bien que le débat public sur ce programme nucléaire soit encore en cours et que le premier EPR de Flamanville ne soit toujours pas en fonctionnement, l’annonce présidentielle est une sacrée bouffée d’oxygène pour la filière.
Mais pour l’association Les voix du nucléaire, ce potentiel avenir radieux n’est pas suffisant. Elle souhaite plus d’ambition pour la filière de l’atome et a publié en ce sens une autre vision, à rebours des scénarios 100 % renouvelable ou même de ceux visant une part de 50 % de nucléaire. À l’instar de sa fondatrice et présidente, Myrto Tripathi, l’association veut fortement réhabiliter l’énergie nucléaire et tranche dans le vif en revendiquant une position plus militante que les acteurs industriels*.
100 GW de nucléaire en 2070
Même si ses promoteurs disent faire des choix permettant d’éviter de nombreux écueils, ce scénario pro-nucléaire, appelé TerraWater, repose a minima sur trois paris très ambitieux.
Premièrement, il suppose une très forte électrification des usages en France. Cette option est certes dans presque tous les scénarios de transition énergétique, mais rarement au niveau où Les voix du nucléaire l’imagine. Selon elle, la consommation d’électricité devrait passer de 480 TWh en 2021 à 792 TWh en 2050. Pour éviter de fortes contraintes de sobriété et d’efficacité énergétiques à la population, l’association croit préférable de lâcher la bride :
- à l’industrie, avec passage de 115 à 280 TWh d’électricité par an, dont seulement 25 TWh pour l’hydrogène ;
- au transport routier, en passant de quasiment rien aujourd’hui à 110 TWh en 2050, dont 75 TWh pour la mobilité légère et 35 TWh pour la mobilité lourde (via l’électrification des autoroutes par caténaires !) ;
- au chauffage électrique, contenu grâce à un gain de seulement 30 % par rénovation des bâtiments, qui serait assuré par 63 TWh de pompes à chaleur et 23 TWh de dispositifs résistifs ; et à l’eau chaude sanitaire et la cuisson des aliments qui sont entièrement électrifiés et consomment respectivement 60 TWh et 23 TWh en 2050. Toutes les solutions gaz/méthane pour ces usages sont supprimées.
Ce choix de consommer de l’électricité à tout va – même bas-carbone – est très étonnant dans un monde où la nécessité de baisser l’empreinte écologique (matières, déchets dont ceux qui sont radioactifs, ressources en eau, etc.) exige la sortie de ce modèle hyper-consumériste.
Le second pari, comme le laisse présager l’orientation pro-nucléaire de l’association, est de massifier fortement le recours à l’atome. À tel point que son appétit pour les technologies de fission ressemble à de la boulimie. Elle imagine en effet que la filière nucléaire serait capable à la fois de pousser les réacteurs existants au-delà de 60 ans, de construire 26 EPR2 puis d’installer plus de 50 GW de réacteurs d’autres technologies (IVe génération, SMR…). Du jamais vu ! Ainsi, 29 des 56 réacteurs existants atteindraient au moins 70 ans, obligeant à gérer les risques liés au vieillissement des cuves et à remplacer au moins une fois les composants de chaudronnerie du circuit primaire, comme le générateur de vapeur. Pour les EPR2 (dont la conception n’est pas finalisée), les trois paires de réacteurs envisagées par EDF seraient construites entre 2026 et 2041, et un programme de construction de deux réacteurs par an prendrait le relais à partir de 2035 jusqu’en 2050. On arriverait ainsi à 90 GW de nucléaire en 2050 et 100 GW en 2070 (voir graphique ci-dessous). Il n’est pas du tout certain que la filière nucléaire soit capable d’assurer un tel rythme de construction. Et à quel coût ? Terrawater ne le dit pas, mais selon un rapport qui évalue le coût des six premiers EPR2 à plus de 51 milliards d’euros, ce n’est pas moins de 215 milliards d’euros qu’il faudrait investir au total pour les seuls EPR. Malgré tous ces efforts pour augmenter significativement le parc nucléaire, sa part n’excéderait jamais 70 % de toute la production d’électricité. Tout ça pour ça…
Quelle place pour les EnR ?
Le troisième pari de TerraWater est celui des énergies renouvelables. Une technologie est particulièrement promue : les stations de transfert d’énergie par pompage (Step). Aux 5 GW actuellement en service viendraient s‘ajouter 42 GW de ces installations nécessitant de créer deux bassins entre lesquels l’eau circule. Là encore, du jamais vu, car aucune Step n’a été construite en France depuis les années 80. Et les délais sont longs : la construction récente d’une des plus puissantes Step d’Europe (0,9 GW) en Suisse à Nant-de-Drance a duré plus de 10 ans… Certes ces Step permettraient de disposer d’un stockage d’énergie (8 TWh de capacité réversible selon Les voix du nucléaire) et pourraient être en partie installées sur des sites hydroélectriques existants. Mais, reconnaît l’association, cela nécessitera une adaptation des usages des réservoirs d’eau et obligera à mobiliser environ 250 km² de terrains (Alpes, Pyrénées, Auvergne) et à exproprier 12 000 personnes. Un immense défi d’acceptabilité sociale !
Pour le reste, TerraWater compte sur 55 GW de solaire photovoltaïque en 2050 et 35 GW d’éolien terrestre, soit bien moins que dans tous les autres scénarios (RTE, Ademe et négaWatt), ainsi que sur 22,5 GW d’éolien en mer, soit le même niveau que les scénarios N03 de RTE et S2-S3 nucléaire de l’Ademe. Les agrocarburants et le biogaz sont peu développés et surtout réservés au transport maritime et aérien. Par ailleurs, le bois-énergie – réduit au niveau des particuliers – serait consacré à des turbines à combustion pour assurer le besoin de pointe électrique : avec 20 GW prévus dans le scénario, ce serait une centaine d’installations de 200 MW à mettre en service entre 2027 et 2034 ! Un défi de plus, sans compter le fait que la combustion de la biomasse pour ce type de turbine pose des problèmes d’encrassage. Au final, cela veut aussi dire qu’un parc de production fortement nucléarisé aurait besoin de ce « back-up » thermique, reproche qu’on fait d’habitude au scénario 100 % renouvelable…
À la vue de tous ces paris ambitieux, voire démesurés, il semble bien que le scénario TerraWater n’ait rien de réaliste.
* Acteurs industriels comme Orano et Framatome, bien heureux tout de même de financer Les voix du nucléaire à hauteur de 100 000 euros cette année.
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