« Un caillou dans la chaussure. » C’est ainsi que Jean-François Douard décrit une problématique bien connue des marins, celle de la gestion des eaux de cales. Il faut dire que l’homme en a été le témoin privilégié : riche d’un long parcours dans la marine marchande débuté dans les années 1990, il fut notamment chef mécanicien, superintendant, et directeur technique d’une société de gestion de navires… Une expérience qui l’a ainsi amené à se confronter au problème à de multiples reprises ; un sujet « systématiquement compliqué », comme il le décrit. « Tel le gravillon dans la chaussure, cela ne fait pas très mal, mais on y pense tout le temps ! », confie Jean-François Douard.
D’origines diverses – systèmes de purification des combustibles, combustibles eux-mêmes, condensats produits au contact de l’air sur les parois froides, opérations de maintenance et de nettoyage, ou encore fuites… –, les eaux de cales peuvent en effet s’y accumuler à raison de 200 à 20 000 litres par jour. « Un navire est étanche par nature… Toutes les eaux, d’où qu’elles viennent, vont donc s’accumuler au fond de la coque, sans possibilité de s’échapper », justifie M. Douard. « Il est donc indispensable, fatalement, d’éliminer ces eaux », souligne l’ex-professionnel de la marine marchande. Pour ce faire, deux options s’offrent aux marins : décharger ces eaux à terre, une fois le navire à quai – à des coûts prohibitifs – ou, tout simplement, les rejeter à la mer à moindres frais au cours du trajet.
Depuis les années 1970, la convention Marpol[1] interdit toutefois les rejets d’eaux contenant plus de 15 mg/L d’hydrocarbures. « Les moyens pour contrôler ces teneurs en hydrocarbure ont rapidement émergé, mais nous n’avions pas de systèmes efficaces pour nettoyer ces eaux », se remémore Jean-François Douard. D’autant que les hydrocarbures sont loin d’être les seuls contaminants susceptibles d’être présents dans les eaux de cales. À ces molécules organiques s’ajoutent en effet potentiellement des éléments tels que les oxydes de fer, la silice, ou d’autres poussières. « Tout cela forme une sorte de “lait” brunâtre qui trompe les capteurs : ils considèrent que si une eau n’est pas cristalline, elle contient de fait des hydrocarbures et se retrouve donc interdite de rejet », explique M. Douard. Face à ce constat, le marin a ainsi décidé de se lancer dans une aventure au long cours, sur la terre ferme cette fois… Au tournant du millénaire, l’ex-chef mécanicien s’est en effet attelé au développement d’une solution qui permettrait de gérer ces eaux de cales de façon vertueuse.
Un travail de longue haleine
« Je suis parvenu à faire émerger un embryon de solution. Il a ensuite été travaillé par mon camarade et homologue contre-bordier Pierre-Yves Morin », se remémore Jean-François Douard. Un temps séparés professionnellement, les deux amis restent en contact… En 2015, Pierre-Yves Morin informe ainsi Jean-François Douard qu’il vient de recevoir la validation d’une demande de brevet déposée quelque temps auparavant pour protéger l’invention. « Je me suis donc de nouveau intéressé au sujet et j’ai finalement décidé, en 2017, de faire l’acquisition de ce brevet », dévoile M. Douard. C’est ainsi que naît, la même année, l’entreprise Damsia.
L’objectif que vise alors son dirigeant est celui de mettre au point une machine fonctionnelle autour du concept de base développé quelques années auparavant. Une ambition qu’il poursuit dans un premier temps parallèlement à une autre activité de direction d’entreprise, et qui aboutit finalement, en 2019, à une première levée de fonds pour Damsia. « Nous avons donc commencé, de façon effective, les activités de l’entreprise en novembre 2019 », retrace Jean-François Douard. S’ensuit alors la création d’un prototype, qui donnera naissance, quelques mois plus tard – en avril 2021 – à une machine répondant aux exigences de la règlementation internationale. « Dans ce domaine, on n’a pas le droit de commercialiser si l’on n’est pas certifié », souligne en effet M. Douard.
Un principe inédit
Là où d’autres systèmes apparus sur le marché au fil des ans fonctionnent sur la base de principes assez classiques d’épuration de l’eau – filtration, centrifugation, floculation… –, le dispositif mis au point par Damsia repose quant à lui sur une approche tout à fait inédite, du moins à bord d’un navire : la distillation sous vide. « Faire bouillir de l’eau en diminuant la pression n’est pas une innovation en soi, mais cela n’a jamais été mis en œuvre sur un navire : aucun système à distillation sous vide n’a en tout cas été certifié », assure Jean-François Douard, qui décrit ainsi plus en détail le fonctionnement de la machine, baptisée « OWE[2] » : « Il y a plusieurs solutions réunies au sein de notre séparateur, mais la principale reste la distillation sous vide. On commence ainsi par une décantation : en chauffant légèrement l’eau polluée, on favorise la séparation des phases aqueuse et hydrocarburée. Un peu comme dans l’eau de vaisselle, la couche grasse, d’hydrocarbures, va flotter à la surface. On va donc l’évacuer de façon assez basique : un détecteur d’interface déclenche l’ouverture de deux vannes. On récupère ainsi l’eau laiteuse, marron, qui est quant à elle une émulsion assez stable. C’est cette eau que l’on va distiller sous vide ». En abaissant la pression du milieu, OWE parvient à porter le fluide à ébullition à une température de seulement 45 °C. « Cela permet d’utiliser la chaleur issue du refroidissement des moteurs et évite par la même occasion de vaporiser les polluants eux-mêmes, qui s’évaporent en effet à beaucoup plus haute température », justifie M. Douard. La vapeur d’eau ainsi générée est ensuite condensée, pour former finalement une eau « cristalline », telle que la décrit le cofondateur de Damsia ; eau qui peut ensuite être rejetée en mer sans risque pour l’environnement[3].
Des performances inégalées, qui semblent d’ores et déjà séduire les armateurs
« Nous avons passé une certification fixant une teneur limite en polluants à 5 mg/L, trois fois inférieure au seuil fixé par la règlementation internationale… Durant ces tests, nous n’avons jamais franchi la barre des 2,4 mg/L, et nous sommes même parvenus à atteindre les 0 mg/L d’hydrocarbures pendant 98 % du temps des essais », met en avant Jean-François Douard.
Une performance qui se conjugue en outre à des capacités de traitement importantes : un seul OWE se révèle capable de traiter quotidiennement jusqu’à cinq tonnes d’eau polluée. « Avec ce système, nous sommes à même de répondre aux besoins de 80 % de la flotte de navires de 80 à 300 mètres », se félicite le PDG de l’entreprise brestoise. Des bateaux nouvellement construits, certes, mais aussi de bâtiments existants, auxquels le système peut être greffé par le biais d’une opération de rétrofit relativement aisée. « Il s’agit simplement de travaux de tuyauterie, bien maîtrisés. Les chantiers navals en évaluent le coût à 20-30 000 € environ », note Jean-François Douard, qui promet ainsi un temps de retour sur investissement de l’ordre d’une douzaine de mois seulement.
Le système de séparation mis au point par Damsia a ainsi déjà séduit un premier client, Louis Dreyfus Armateurs, qui en a en effet doté une partie de sa flotte de navires câbliers. Le début d’une aventure commerciale qui apparaît prometteuse, sur le rétrofit autant que sur le neuf, comme le révèle finalement Jean-François Douard : « Ce type de système est désormais obligatoire sur les navires hauturiers de plus de 24 mètres. Avec près de 3 000 navires de ce type produits chaque année, le marché du neuf est donc significatif et nous intéresse ! Les multiples avantages de notre solution devraient naturellement séduire les clients… Nous sommes aussi d’ores et déjà en discussion sur le rétrofit d’une vingtaine de systèmes, principalement en Europe de l’Ouest : nos premiers clients potentiels sont français, anglais, norvégiens, mais aussi belges pour une partie d’entre eux. Nous sommes donc plutôt optimistes quant à notre carnet de commandes des prochains mois ! ». Le « caillou dans la chaussure » du monde maritime semble bel et bien en passe de quitter le navire.
[1] Convention internationale pour la prévention de la pollution par les navires, acronyme anglais de marine pollution.
[2] Oily Water Evaporator : distillateur d’eaux mazouteuses
[3] Les résidus de polluants sont quant à eux récupérés et peuvent par exemple être éliminés à bord, par incinération. Concentrés dans un faible volume d’eau, les polluants peuvent aussi être déchargés à quai, pour un traitement postérieur à terre.
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