Rodolphe Jobard, auteur de “Drones, la nouvelle révolution”, est le fondateur-directeur de Dronea, une société de prestation de services de drones pour l’industrie. Il a travaillé pour EDF, où il a expérimenté l’usage des drones pour les chantiers.
Paul Guermonprez, ingénieur innovation chez Intel, travaille avec les universités et les entreprises, autour de l’usage scientifique et industriel des drones. Il est l’auteur du livre “Les drones débarquent”.
Pour les deux spécialistes, le potentiel des drones pour l’industrie est colossal. Encore faut-il l’exploiter.
Techniques de l’ingénieur : Que viennent changer les drones dans l’industrie ?
Paul Guermonprez : « Avec les robots, et les drones en particulier, l’industrie entre dans une nouvelle ère. Le marché des drones professionnels représente déjà en France, 5000 emplois, 2300 opérateurs, 4200 appareils, et plusieurs de dizaines de millions d’euros de chiffre d’affaires. Les drones sont avant tout un atout considérable dans les domaines de la maintenance des infrastructures et de l’expertise industrielle. Ils permettent d’accéder plus facilement à des zones difficiles ou dangereuses (barrages, câbles électriques, cavités, éoliennes, infrastructures situées en montagne ou en mer…) afin de détecter des défauts potentiels. En cela, les drones représentent un gain de temps, d’argent et d’efficacité.
Il s’agit d’un changement de mentalité, d’une manière de travailler différente : on passe d’une inspection ponctuelle réalisée par un humain à une analyse permanente, qui permet de détecter des choses plus tôt, et mieux.
Les drones constituent aussi un outil précieux pour l’agriculture, où ils permettent d’analyser et de traiter, d’une façon très précise, des parcelles de champs. Les agriculteurs, qui ont déjà modernisé leur équipement, ajoutent des drones pour optimiser leur travail, utiliser moins d’engrais, au bon moment et au bon endroit. Ainsi, ils obtiennent de meilleurs rendements, tout en polluant moins.
De leur côté, les mines et carrières utilisent déjà beaucoup de drones : des scanners lasers analysent par exemple en temps réel l’état d’une mine, afin d’étudier l’origine d’un éboulement, ou pour connaître la quantité de minerais extraits à un endroit précis.
Enfin, le potentiel est grand dans le BTP, pour suivre l’avancement d’un chantier par exemple. »
Rodolphe Jobard : « Le bâtiment, l’énergie et l’agriculture sont les trois secteurs qui ont le plus de potentiel. Et c’est surtout en ville que ce potentiel est grand, en ce qui concerne les bâtiments, la construction, la voirie, l’inspection d’ouvrages et l’analyse du déroulement des chantiers.
Pour autant, il ne s’agit pas pour le moment d’une révolution : les drones viennent juste compléter des méthodes d’analyse déjà existantes (par exemple, les prises de mesures au sol réalisées par les géomètres et les topographes), sans les remplacer. Il y a du potentiel, mais il n’a pas encore été consommé entièrement : pour l’instant, les drones, encore au stade de l’expérimentation, sont loin d’être plus compétitifs que les méthodes traditionnelles, en particulier dans le cas d’une utilisation en ville. »
Techniques de l’ingénieur : Quels sont les obstacles à une utilisation généralisée des drones en ville ?
RJ : « Les freins sont d’abord techniques et commerciaux. D’un point de vue technique, le problème, c’est l’interprétation des données. Celles fournies par les drones sont trop nombreuses, en particulier pour la construction de bâtiments. Il faudrait pouvoir les trier, afin de rendre les fichiers plus légers, et plus facilement exploitables par le client. Les géomètres conçoivent des fichiers très légers, car ils font leurs propres interprétations de ce qu’ils voient sur le terrain, mais un drone prend tout ce qui passe et numérise tout en surface ! Il reste donc des logiciels à créer, ainsi que des équipes d’ingénieurs spécialisés et de data scientists à former, afin de simplifier l’usage des données collectées, et in fine, d’automatiser le process.
Il faut aussi noter que les drones restent chers, car encore peu utilisés, et que se pose la question, pour les entreprises, de faire appel à des opérateurs (qui assurent le pilotage des drones, la collecte des données et la restitution avec des logiciels) – dans ce cas, ce sont des donneurs d’ordres et ils se tournent alors vers des opérateurs qui sont surtout des TPE exerçant leur activité en parallèle d’autres et qui sont encore dans le flou -, ou d’opter pour un service en interne. Des sociétés, comme la SNCF, commencent à utiliser leurs propres drones, sur leurs propres installations, mais elles sont encore rares. »
Techniques de l’ingénieur : Les freins sont aussi réglementaires…
RJ : « L’agriculture n’a pas ce problème, car les drones peuvent voler plus loin qu’en ville (200 mètres en zones rurales, contre 100 en zones urbaines), par rapport au télépilote. En utilisant des drones qui leur permettent d’augmenter la précision de leurs actions, les agriculteurs espèrent faire 7% de gains en engrais et en rendement. Mais cela n’est théoriquement possible que parce qu’il s’agit de zones peu peuplées. Les autorisations de vol sont donc plus faciles à obtenir.
En ville, par contre, la réglementation est très contraignante, car il est interdit de survoler des individus. Quand on la respecte stricto sensus, on se retrouve à n’utiliser de drones que sur de petits sites, quelques bâtiments, en bloquant la rue, sans pouvoir survoler de véhicules, d’animaux ou de personnes…
De son côté, l’administration met peu de moyens en face. La DGAC n’a pas assez de personnel pour répondre rapidement aux demandes de dérogation. Si vous voulez par exemple voler la nuit, vous pouvez attente parfois plusieurs semaines avant d’obtenir l’autorisation.
Depuis 5 ans, nous poussons, au sein de la Fédération Professionnelle du Drone Civil (FPDC), pour obtenir la reconnaissance, dans un arrêté, du métier de télépilote – avec une vraie formation, un vrai examen et un vrai diplôme. »
Techniques de l’ingénieur : A quelles évolutions technologiques s’attendre ?
PG : « L’enjeu principal sera demain de concevoir des drones véritablement autonomes. Les industriels rêvent en effet d’un système automatisé, avec des drones autonomes, qui n’auraient pas besoin de pilotes humains. Le recours à des drones pilotés de manière manuelle est un progrès par rapport à une inspection “classique”, mais cela mobilise quand même un pilote humain, et la précision ne sera jamais aussi grande qu’avec un drone autonome.
L’offre commence à s’étoffer et des centaines de startups, à travers le monde, essaient depuis deux ans de concevoir des drones autonomes. A terme, l’on pourrait imaginer que les pilotes de drones finiront par disparaître. Ce genre de système automatique fonctionne déjà bien pour surveiller des lignes électriques, pour analyser les avions d’Airbus sur le tarmac des aéroports, ou encore pour effectuer des traitements de précision dans les champs. Mais si à la vue des tests, cela semble techniquement réalisable, les startups qui vendent les drones ne sont pas encore assez matures ou organisées pour offrir tout un service clé en main. »
RJ : « Avant que la révolution des drones se diffuse, il faudra attendre un certain temps. Mais les investissements tendront à les rendre plus intelligents, et à développer leur usage dans l’industrie. Des logiciels sont en ce moment même conçus pour mieux trier les informations récoltées. Des fabricants comme Parrot et DJI conçoivent des antennes qui devraient permettre une liaison de données plus vaste, et donc un contrôle à distance des drones plus important. Tout un travail est aussi en cours autour de l’identification des multirotors (grâce à des puces, afin de dissocier les drones des industriels des drones de particuliers) et d’un système de geofencing (limitation dans l’espace), afin de s’assurer qu’un appareil ne puisse pas accéder à des endroits interdits ou définis par le client. Tous ces travaux, qui devraient aboutir d’ici 2020, pourront peut-être débloquer la réglementation, et permettre d’augmenter les distances de vol ainsi que la taille du marché des drones pour l’industrie. »
Propos recueillis par Fabien Soyez
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