Ariane 5 a longtemps été leader sur le marché du lancement de satellites. Mais depuis peu, en plus de l’émergence de nouvelles puissances étatiques comme la Chine et les Emirats arabes unis principalement, des acteurs privés sont venus absorber des parts de marché.
SpaceX est l’étendard de cette nouvelle vague, mais la firme d’Elon Musk, qui a réussi la pari de réutiliser ses moteurs, n’est pas seule… De même, les besoins de lancements de satellites ont évolué : leur taille et l’orbite recherchée peuvent varier. Autant de paramètres qui deviennent des biais de spécialisation pour les lanceurs.
Finalement, la concurrence sur le marché du spatial s’est beaucoup développée, et a obligé la France et l’Europe à réagir très rapidement. C’est dans ce contexte qu’est né le programme de développement d’Ariane 6. Rencontre avec Carole Deremaux, cheffe du service Architecte Ariane 6 au CNES
Techniques de l’Ingénieur : Quel contexte a motivé le développement d’une nouvelle fusée, Ariane 6, pour remplacer Ariane 5 ?
Carole Deremaux : Une forte concurrence s’est développée sur le marché des lanceurs depuis quelques années. Historiquement, le lanceur Ariane 5 est un grand succès commercial, puisqu’il a permis de récolter la moitié des parts de marché pour le lancement de satellites géostationnaires. Mais depuis quelques années, il y a de nouveaux entrants sur ce marché, le plus connu étant le Falcon développé par SpaceX. Mais il y en a beaucoup d’autres, privés ou étatiques.
Nous avons aussi observé un changement au niveau des besoins sur les satellites qui devaient être lancés : les demandes ne se situent plus principalement sur des satellites géostationnaires. Il y a également une évolution sur la masse des satellites, leur taille, les orbites sur lesquelles on veut les placer. Aussi, est apparue la notion de constellation, incluant la mise en orbite d’un grand nombre de petits satellites, avec plusieurs lancements successifs, chacun emportant des dizaines de satellites.
Il était donc nécessaire pour la France et l’Europe de s’adapter à ces nouveaux usages, le plus rapidement possible. D’où le projet de développer Ariane 6, avec une ligne directrice claire : réduire au maximum le coût par kilogramme de charge utile placé en orbite, en le divisant par deux par rapport à ce qui se faisait avec Ariane 5.
De plus, il était nécessaire d’avoir plus de flexibilité au niveau des orbites sur lesquels nous sommes en mesure de placer les satellites.
Comment avez-vous procédé pour réduire les coûts de fabrication ?
Nous avons d’abord engagé un travail d’optimisation sur tous les aspects de conception du lanceur Ariane 6. Sur le design, les opérations… en utilisant notamment des technologies innovantes.
Le moteur Vulcain constitue un bon exemple : il s’agit du moteur du premier étage, à propulsion liquide. Certaines pièces ont été fabriquées par impression métallique 3D. Cela a permis de réduire les coûts substantiellement. Nous avons aussi réussi à réduire le nombre de pièces du moteur, et mis en place un allumage qui se fait par le sol et plus directement sur le moteur.
Autre exemple, le développement pour Ariane 6 de nouvelles protections thermiques sur les réservoirs cryotechniques, qui sont désormais projetées sur l’étage, ce qui permet de réduire les coûts par rapport à ce qui était fait sur Ariane 5.
Au niveau des opérations, l’intégration se fait désormais à l’horizontal sur le corps central du lanceur, à l’inverse d’Ariane 5 où l’intégration s’opère à la verticale, avec des bâtiments d’intégration qui sont très hauts. En travaillant à l’horizontale, on a donc une plus grande accessibilité et une réduction au niveau des contraintes d’opérations.
Un des objectifs sur Ariane 6 est d’avoir un lanceur qui offre une plus grande flexibilité. Comment cela se traduit-il ?
Cela se traduit principalement par une amélioration sur le moteur de l’étage supérieur, qui est désormais rallumable, contrairement à celui d’Ariane 5.
La possibilité de rallumer les moteurs nous offre l’option d’atteindre une gamme d’orbites beaucoup plus variée, et donc de gagner en flexibilité.
Aussi, un moteur additionnel sur l’étage supérieur, avec une poussée bien moindre, mais qui permet d’ajouter de la flexibilité sur la gestion de l’étage supérieur, a été ajouté. Tout cela nous permet d’être plus à même de répondre à des demandes clients plus variées, ce qui est une nécessité pour rester compétitif.
Beaucoup d’efforts sont également faits pour mutualiser certains éléments d’Ariane 6, qui équiperont d’autres lanceurs…
Effectivement, il y a une mutualisation avec le lanceur Vega C au niveau des propulseurs à poudre. C’est aussi le fruit d’une volonté de réduire globalement les coûts sur l’offre des lanceurs européens. Ces boosters à poudre, les P120, sont donc communs entre le lanceur Vega et Ariane 6.
Ces mutualisations là étaient une condition de départ du projet et font intégralement partie de notre stratégie d’optimisation pour le développement des lanceurs européens. Cela permet également d’augmenter les cadences de production.
Les temps de développement et de conception records d’Ariane 6 constituent un exploit technologique. Pourquoi était-il nécessaire d’aller aussi vite ?
Il faut vraiment voir Ariane 6 comme une réponse à court terme, avec les technologies qui étaient disponibles, et un effort sans précédent d’optimisation sur les opérations, l’industrialisation et le design du lanceur. Cette réponse européenne était nécessaire, et elle devait être rapide, sous peine d’être distancé par la concurrence.
Les briques technologiques n’étaient pas encore disponibles au moment de la création d’Ariane 6, d’où le développement du moteur Prometheus. Son temps de développement est plus long, mais son utilisation nous apportera encore plus de flexibilité et la possibilité de réduire encore nos coûts de lancement.
En plus de Prometheus, le démonstrateur Callisto, qui validera la réutilisation, et l’initiative Themis (en collaboration avec ArianeWorks) permettront de développer, sur le court/moyen terme, les technologies qui permettront d’arriver, pas à pas, à la prochaine génération de lanceurs opérationnels ayant un premier étage réutilisable.
L’offre que nous proposons doit absolument gagner en flexibilité, pour répondre aux besoins du marché, en plus des besoins institutionnels.
Ariane 6 est donc, comme je viens de vous l’expliquer, une réponse à court terme, conçue avec les technologies disponibles, pour répondre aux besoins de compétitivité et de flexibilité indispensables aujourd’hui.
Ariane 6 pourra avoir deux configurations possible, avec deux ou quatre boosters. Pour quelles raisons ?
Au niveau de l’optimisation des coûts, l’objectif avec Ariane 6 était aussi d’avoir un lanceur qui permette de répondre à l’ensemble des besoins institutionnels et commerciaux qui sont aujourd’hui couverts par plusieurs lanceurs : Vega, Soyouz et Ariane 5. Avec Ariane 6, on conçoit donc un lanceur européen compétitif qui couvrira avec Vega l’ensemble de la gamme.
Cela est rendu possible, comme vous l’avez précisé, par le fait qu’Ariane 6 pourra présenter deux configurations, avec deux ou quatre boosters. Cela permet d’avoir la flexibilité recherchée pour répondre à l’ensemble des besoins clients, que ce soit en termes de masse de satellites et d’orbites à atteindre.
Le pas de tir d’Ariane 6 a également été totalement repensé. Pouvez-vous nous expliquer les choix qui ont été faits à ce niveau ?
Le pas de tir d’Ariane 6 est nouveau, en effet. Le CNES est maître d’œuvre sur ce chantier. Il était nécessaire d’imaginer un nouveau pas de tir pour répondre aux besoins spécifiques d’Ariane 6. Ainsi la conception du pas de tir répond aux mêmes exigences que celle d’Ariane 6 : baisser le coût de production, s’orienter vers un modèle permettant de faciliter les opérations… Nous avons ainsi réduit le nombre de bâtiments du pas de tir, en les optimisant au maximum, notamment au niveau environnemental
En ce qui concerne le futur, comment voyez-vous le marché du spatial, aujourd’hui en pleine mutation, évoluer ?
Il est difficile de se projeter aujourd’hui. Il y a encore beaucoup d’incertitudes par rapport aux offres de lancements et aussi par rapport à ce que sera le marché des satellites. Il y a énormément d’initiatives aujourd’hui pour avoir des offres de lancement variées : SpaceX et tous les opérateurs privés, mais aussi des acteurs étatiques comme la Chine, sans compter les acteurs plus anciens (Etats-Unis, Europe, Russie). L’incertitude réside aussi dans l’évolution de la demande client, avec des projets de satellites électriques, des constellations… Devant ces incertitudes, notre choix s’est donc orienté vers la conception de modèles de lanceurs flexibles, à bas coût, qui pourront être opérationnels et suivre l’évolution des demandes clients.
Propos recueillis par Pierre Thouverez
Crédit photo de Une : ESA
Cet article se trouve dans le dossier :
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