Susana De Matos Fernandes est enseignante-chercheuse à l’université de Pau et des Pays de l’Adour (UPPA). Dans le cadre de la Chaire MANTA : Marine Materials, dont elle est porteuse, elle travaille sur la valorisation des ressources marines et sous-produits issus de la pêche. Elle explique leur travail de chercheurs pour développer des matériaux bio-inspirés et durables, à destination de la cosmétique et du biomédical, et leur volonté de réduire l’impact de ces matériaux sur l’environnement marin.
Techniques de l’Ingénieur : Qu’est-ce que la Chaire Manta ?
Comment s’organisent vos recherches ?
Tout d’abord, on valorise les déchets de la pêche comme certains types d’algues pour extraire les molécules qui nous intéressent. Il peut s’agir soit de polymères qui vont nous servir à réaliser la matrice de nos matériaux, soit de petites molécules dont les fonctions antioxydantes, antimicrobiennes, optiques, ou les pigments pourront nous être utiles. Pour extraire ces molécules, on utilise parfois des méthodes conventionnelles avec des solvants organiques, et sinon on a recours à des méthodes d’extraction vertes ou à de nouvelles méthodes que nous développons, afin d’éviter les solvants et diminuer la consommation d’énergie et d’eau. Puis, on caractérise les molécules et on les purifie. Ensuite, à partir de ces molécules, on développe différents types de matériaux, sous la forme de structures poreuses 3D, films, hydrogels, membranes, matériaux composites etc. Certains de nos partenaires privés ne veulent pas un matériau mais un composant avec certaines fonctions d’origine naturelle qu’ils vont par la suite expérimenter.
A partir de quels types d’organismes travaillez-vous ?
Nos recherches partent des déchets de la pêche. On travaille donc beaucoup avec des algues, notamment les algues rouges locales. On essaie de mieux comprendre leurs composants, toutes les petites molécules présentes parfois en petite quantité qui ont des fonctions qui peuvent nous intéresser : antioxydantes, antimicrobiennes etc. On s’intéresse aussi aux crustacés, car ils sont composés entre autre de chitine, une molécule qu’on peut extraire jusqu’au « nano », ce qui nous permet d’avoir des nanocristaux qu’on peut utiliser ensuite dans nos matériaux. On étudie également la peau des poissons, les écailles, dont on extrait par exemple le collagène. Il est aussi intéressant de voir comment ces composants sont disposés dans la nature afin de s’en inspirer.
Quelles applications auront vos biomatériaux ?
On travaille entre autres pour la médecine régénérative. Ce type de médecine a pour objectif de recréer des tissus vivants, comme des os ou du cartilage par exemple. Mais quand une blessure est trop importante, les cellules ne peuvent pas se développer. Dans le cadre de nos recherches, on a pu extraire des carapaces de crustacés de la chitine. Il s’agit d’un polysaccharide qui confère à la carapace sa structure, c’est donc un polymère qui peut servir de matrice aux matériaux. De cette chitine, on va chercher et isoler les nanofibres pour donner l’aspect mécanique à nos matériaux, et on peut aussi la lyophiliser pour lui donner une structure poreuse, avec des pores d’une taille suffisante pour que des cellules puissent se développer. Notre matériau va donc servir de plate-forme aux cellules pour la médecine régénérative. Ce qui est aussi intéressant avec la chitine, c’est qu’elle peut être biodégradée dans notre corps au fur et à mesure que les cellules et le tissu se développent. Un procédé équivalent existe aujourd’hui avec la cellulose, mais le corps n’est pas fait pour l’ingérer donc il faut ensuite injecter des enzymes pour dégrader ce matériau. C’est un de nos axes de recherche qui est aujourd’hui au stade du prototype.
Vous travaillez aussi sur la mycosporine, une molécule présente dans les algues rouges. Pourquoi cet intérêt ?
Les algues rouges ont développé un processus complexe pour se protéger du soleil : elles biosynthétisent des molécules de mycosporines et des acides aminés de type mycosporine qui vont absorber respectivement les UVB et les UVA. Et une fois que les poissons mangent cette algue, la mycosporine se retrouve justement dans leurs muqueuses et lentilles oculaires, ce qui les protège des UV. Ce sont ces propriétés d’absorption des UV qui nous intéressent. Malheureusement, le coût freine nos recherches. Ces molécules sont faciles à extraire, mais la technique pour les purifier est précise, et l’équipement est très cher, or il nous en faut en quantité suffisante pour les étudier. Aujourd’hui, on ne sait pas précisément quel mécanisme biologique fait que les mycosporines ingérées via les algues apparaissent greffées à certaines protéines et oligosaccharides dans les muqueuses et yeux de poissons. C’est intéressant de comprendre ce fonctionnement si on veut former par exemple des hydrogels, dans lesquels les mycosporines seront greffées à des protéines et polysaccharides. On est en pleine recherche actuellement, mais ces molécules pourraient avoir des applications en cosmétique et en santé, notamment pour les pathologies liées aux rayonnements solaires comme les albinos et les enfants de la lune.
Comment faites-vous en sorte que vos recherches soient elle aussi respectueuses du vivant ?
C’est une question que je me pose toujours en tant que chercheuse et citoyenne car je souhaite réaliser des matériaux biodégradables, qui ont un faible impact sur le vivant, mais je vais quand même chercher mes ressources dans la nature, et ces bioressources dépendent de la biodiversité. Comme je l’indiquais, on travaille beaucoup sur la valorisation des déchets de la pêche. Pour l’instant, on est au stade de recherche, il n’y a rien de commercialisé, donc on n’a pas besoin d’une grande quantité de ressources. Mais si on arrive à créer un matériau, on en aura besoin en quantité bien plus importante. La question est de savoir jusqu’où on peut exploiter ces déchets. Ce que je ne voudrais pas, c’est qu’on pêche davantage pour avoir davantage d’algues et autres organismes marins, car l’impact serait très néfaste pour l’environnement. C’est pour cela qu’on travaille avec Ceebios, un des partenaires de la Chaire MANTA, sur ces thématiques. On ne s’inquiète pas seulement de créer des matériaux, mais aussi de tout ce qui entoure leur production. Si nos matériaux ont très peu d’impact sur l’environnement, c’est très bien mais il faut aussi être très attentif sur la manière dont on va exploiter ça.
Cet article se trouve dans le dossier :
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