Le secteur a tenu, au prix d’adaptations en cascade qui jettent une lumière crue sur les rouages de la consommation de masse. Au bilan de ces satisfactions, la catastrophe pourrait être annonciatrice de la « transition » alimentaire attendue par nombre d’acteurs.
Les ingrédients d’une paranoïa destructive (*)
Les décisions gouvernementales qui se sont succédées depuis la mi-mars ont souvent pris de court consommateurs et acteurs des filières agroalimentaires, en dépit des préparatifs annoncés. La déclaration des mesures de confinement par le Premier ministre Édouard Philippe le samedi 14 mars a provoqué dans les jours qui ont suivi une ruée vers les magasins d’alimentation, faisant miroiter aux Français le scénario-catastrophe d’une pénurie alimentaire.
Les secteurs agroalimentaire et de la grande distribution ne sont pas concernés par les restrictions d’activité qui frappent le reste de l’industrie depuis le 16 mars. La fourniture des produits agricoles et alimentaires est une « priorité », comme le rappelle la FNSEA, le principal syndicat agricole, dans un communiqué du 18 mars. Rapidement, des voix se font pourtant entendre pour dénoncer l’absence d’équipements et de mesures-barrières prévus pour protéger les employés – caissiers, chauffeurs, livreurs, « en première ligne ».
Les difficultés se sont amplifiées la semaine suivante, avec l’interdiction des marchés forains, justifiée par le durcissement du confinement. Elle a suscité l’incompréhension de la profession, responsable de 30 % des ventes de fruits et légumes, en affaiblissant le rôle des marchés de gros régionaux, au centre des flux de frais. Le ministre de l’Économie, Bruno Lemaire, a incité au « patriotisme économique » la grande distribution, en soutien aux producteurs français. Didier Bompard, PDG de Carrefour, lui a fait écho, évoquant une « chaîne de solidarité ». Le ministre de l’Agriculture a prévenu parallèlement, le 24 mars, du risque de manque de bras aux champs et en a appelé à « la grande armée de l’agriculture » (image ci-dessous). Cette situation concerne l’ensemble des pays européens, après la fermeture des frontières empêchant les travailleurs saisonniers en provenance d’Europe de l’Est de se déplacer.
Les tensions alimentaires accumulent enfin les difficultés pour les populations défavorisées, vivant dans des zones mal pourvues en commerce, les travailleurs précaires, qui perdent leurs sources de revenu et les étudiants. Les distributions d’aides alimentaires qui se mettent en place en urgence dans les quartiers pauvres voient affluer des populations au niveau de vie certes modeste, mais habituellement à l’abri de la faim. La situation de crise amplifie les inégalités sociales.
Le paysage de la disruption alimentaire
Plutôt que de pénurie, les rayonnages vidés de leurs produits sont le signe des ruptures d’approvisionnement, illustrant les rigidités fonctionnelles du système alimentaire. Les difficultés se répercutent sur toute la chaîne d’approvisionnement, mais impactent très différemment ses multiples filières, dont l’exposition varie selon la structure de marché : en filière longue et à l’export, liées à la grande distribution ou bien desservant des circuits courts. La nature et la saisonnalité des cycles de production comptent également : les légumes primeurs, en France, démarrent à peine, alors que les horticulteurs jouent leur saison et que la production fromagère est en plein pic.
La fermeture brutale des restaurants depuis le samedi 14 mars, suivie par l’arrêt complet de la restauration dite hors domicile, signifie pour nombre de filières la perte de débouchés essentiels, alors que les capacités de production sont intactes. Les filières gardent la possibilité de gonfler leurs stocks ou de transformer les produits pour les conserver, comme c’est le cas du secteur laitier, pourvoyant en poudre de lait ou en beurre. Mais ces afflux de stock font craindre un effondrement des prix, lors de leur remise ultérieure sur le marché. Pour d’autres filières, impliquant une offre saisonnière ou mobilisant des denrées périssables, l’arrêt de la commercialisation signifie par contre des pertes nettes. 500 000 agneaux attendaient par exemple d’être commercialisés à l’occasion des fêtes religieuses de printemps.
Le report des ventes sur la consommation des foyers se heurte à une autre contrainte, celle du changement des modes alimentaires. Alors que les consommateurs privilégient depuis le début du confinement les produits de base et l’épicerie salée ou le surgelé, au motif de constituer des réserves, il n’est pas évident pour les industriels de réorienter et reconditionner leurs produits pour y répondre. Les demandes de viande hachée, de gruyère râpé, de yaourts ou d’œufs ont explosé, tandis que les pièces bouchères et les fromages d’appellation ne trouvent plus preneurs, forçant à adapter les réglementations ou à déclasser tout ou partie des produits. Les invendus de pomme de terre pour faire des frites atteignent déjà 600 000 tonnes.
Deux solutions s’offriraient selon les responsables professionnels pour conjurer l’effondrement des prix : le stockage, à court-terme, et le plafonnement de la production, à moyen-terme, pour éviter la surproduction. Toutes deux nécessitent des moyens coordonnés à l’échelle européenne, dont la politique agricole commune s’est privée depuis plusieurs décennies.
La transition alimentaire déjà là ?
Le commerce en ligne et celui de proximité ont le plus bénéficié de la hausse de consommation depuis le début du confinement, apportant des solutions immédiates pour pallier les limitations imposées aux formes de distribution traditionnelles. Aussi, la crise ressemble-t-elle au tremplin attendu par les acteurs agroalimentaires, confirmant la transition vers de nouveaux modèles alimentaires de distribution et de consommation.
Du côté du commerce de proximité, les circuits courts, mettant en lien producteurs et consommateurs, font l’objet de toutes les attentions. Les plateformes numériques sont nombreuses à offrir des formules de commande de paniers, livrés dans des points de retrait ou à domicile. Aux côtés d’acteurs structurés comme les Amap (Associations pour le Maintien de l’Agriculture Paysanne), les projets opportunistes, portés par les chambres d’agriculture ou d’autres organisations professionnelles, côtoient les opérations à vocation solidaire, promouvant par exemple le « locavorisme » – qui prône la relocalisation de la production agricole -, et les nouveaux entrepreneurs du numérique. Ils ne viennent pas seulement au secours des producteurs en vente directe, dont l’accès aux marchés de plein-air s’est fermé, ni ne se réservent à la promotion de l’agriculture biologique, plutôt favorisée. En fait, ils s’agrègent de nouveaux publics et intéressent les collectivités sommées d’œuvrer à la résilience de leurs territoires.
Les groupes de grande distribution, dont les hypermarchés ont perdu en rentabilité, ont vu avec satisfaction leurs drive pris d’assaut. Ce débouché leur donne l’occasion d’un changement d’échelle, amenant à tester leur robustesse logistique. Le surplus d’information numérique emmagasinée leur fournit les moyens d’affiner leurs stratégies dans ce domaine. Ils se préparent ainsi à la future bataille de la distribution alimentaire, marquée par l’arrivée promise des géants du numérique Amazon et Alibaba, sur ce créneau. La coopérative bretonne Sica Saint-Pol-de-Léon, détentrice de la marque Prince de Bretagne, se flatte déjà d’avoir vendu avec son site ouvert sur Amazon en 2019, 1 000 paniers dans les deux semaines qui ont suivi le confinement, contre 15 seulement auparavant.
Grande distribution en ligne contre circuits de proximité, la polarisation du débat à l’occasion de la crise actuelle trahit les tensions qui traversent le secteur agroalimentaire français, soumis à une compétition européenne exacerbée. La France a l’an dernier et pour la première fois dans son histoire récente connu un commerce agroalimentaire déficitaire avec ses voisins européens. La FNSEA, par la voix de sa présidente Christine Lambert, a commencé à dénoncer le « positionnement haut de gamme » de l’agriculture française, menaçant la souveraineté alimentaire du pays, en face de logiques industrielles qui donnent plus que jamais la prime aux plus bas prix. C’est déjà remettre en cause les résolutions stratégiques adoptées au sortir des états généraux de l’Alimentation, organisés fin 2017. L’enjeu sur la distribution des marges entre producteurs agricoles et grande distribution y a occulté les objectifs liés à la transition agroécologique, soutenue par les tenants de la proximité. Il n’est pas certain à l’avenir que toutes ces transitions trouvent à s’accorder sous un même ciel.
(*)
L’expression prend le contrepied du concept de « paranoïa constructive » (constructive paranoïa) proposé par Jared Diamond pour décrire le comportement préventif des sociétés traditionnelles, face à des risques imprévisibles – comme de ne pas dormir sous un arbre de crainte qu’il ne tombe, chez les Papous (Diamond J., 2013, Le monde jusqu’à hier. Ce que nous apprennent les sociétés traditionnelles, Paris, Galimard). Dans le cas traité, les précautions prises ont plutôt accru les risques qu’elles les ont résolus.
Par Etienne Monin
Étienne Monin est géographe, rattaché à l’Université d’Angers. Il étudie depuis dix ans les dynamiques de développement régional en Chine, en lien avec la globalisation.
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