Obscure, nébuleuse, déconcertante… Pour beaucoup de non-initiés, l’informatique quantique s’apparente sans doute plus, aujourd’hui encore, à une chimère ou à un vague concept science-fictionnel dont se serait saisi une poignée de chercheurs utopistes qu’à une réalité industrielle. Et pourtant dans les faits, c’est bien à la naissance d’une véritable industrie de l’ordinateur quantique que nous sommes en train d’assister, comme l’illustre notamment le parcours de l’un des protagonistes de cette aventure académico-industrielle : le Français Quandela.
Née en 2017 sous l’impulsion d’un trio de scientifiques multiprimé[1], la start-up devenue scale-up – après avoir levé plus de 65 M€ entre 2020 et 2023 – est en effet, aujourd’hui, pleinement engagée dans la phase d’industrialisation de sa technologie singulière de génération de qubits, baptisée eDelight.
Et la lumière fut !
Là où certains de ses concurrents misent en effet sur les qubits supraconducteurs, à ions piégés, ou encore à atomes neutres froids, Quandela a quant à elle développé une technologie dite « photonique », qui repose sur l’émission de « photons uniques ». Ceci, à raison de 80 millions par seconde… Comment ? Grâce à un laser et à des nanostructures semi-conductrices appelées « quantum dots », ou « boîtes quantiques », clé de voûte de la technologie de génération de qubits photoniques eDelight.
« L’un des principaux avantages du photon est sa stabilité, sa robustesse », fait valoir Valérian Giesz, cofondateur et directeur des opérations de Quandela. « On peut donc facilement manipuler l’information circulant au travers de circuits photoniques », poursuit-il. Autre avantage, et pas des moindres, la technologie photonique de Quandela se révèle, selon ses concepteurs, jusqu’à dix fois moins énergivore que les autres technologies de génération de qubits. « À tout cela s’ajoute aussi la possibilité de faire appel à certains composants déjà utilisés pour l’accès à Internet, notamment les fibres optiques », souligne Valérian Giesz, qui entrevoit d’ailleurs d’ores et déjà la possibilité de mettre en réseau plusieurs ordinateurs quantiques, afin d’en tirer une puissance de calcul démultipliée. « C’est pour demain ! Ou, disons… après-demain », glisse-t-il.
Pour l’heure, c’est en tout cas à des processeurs quantiques à 6, 10, voire 12 qubits « physiques » (sans correction d’erreur) que Quandela est parvenu à donner naissance. Des systèmes qui répondent aux doux noms d’Ascella, d’Altair et de Belenos, capables, respectivement, d’effectuer jusqu’à 144, 400 et 576 opérations quantiques par seconde.
« Nous avons notamment été sélectionnés par EuroHPC[2], pour fournir un ordinateur quantique à 12 qubits au Très grand centre de calcul (TGCC) du CEA », dévoile ainsi Valérian Giesz. Livraison prévue en fin d’année prochaine…
La machine s’ajoutera alors aux premiers exemplaires déjà livrés par Quandela – ou sur le point de l’être – au Français OVHcloud en 2023 pour l’une, et à la filiale québécoise d’EDF Group Exaion pour trois autres d’entre elles cette année. « Nous sommes en train de déployer un véritable “cloud quantique” avec ce partenaire », explique le directeur des opérations de l’entreprise. Quandela, qui propose d’ailleurs déjà depuis 2022 sa propre offre de services de calcul quantique dans le nuage, Quandela Cloud, accessible à tous. Une première à l’échelle européenne, comme l’ont d’ailleurs été plusieurs autres faits d’armes de celle qui se définit elle-même comme un acteur full-stack[3] de l’informatique quantique : premier ordinateur quantique livré à un client privé par un acteur européen ; première ligne pilote au monde dédiée à la production de sources de photons uniques (inaugurée à Palaiseau en juin dernier, au sein de l’Institut Photovoltaïque d’Île-de-France, l’IPVF), mais aussi, l’an dernier, rien de moins que la première usine de production d’ordinateurs quantiques de l’Union européenne. Un site implanté quant à lui à Massy, dont Quandela nous a ouvert les portes en octobre dernier.
La fabrique du quantique
Après un détour par les bureaux à l’étage de ce bâtiment flambant neuf – inauguré en juin 2023, en présence notamment du lauréat 2022 du prix Nobel de physique Alain Aspect –, direction le rez-de-chaussée pour pénétrer le Saint des saints : la ligne de production d’ordinateurs quantiques à proprement parler. Après avoir enfilé une paire de sur-chaussures, nous découvrons une salle blanche dans laquelle s’affairent des opérateurs tout de bleu vêtus. Deux d’entre eux sont confinés dans un espace clos par un rideau à lanières transparentes. « Ces ingénieurs travaillent à la caractérisation des circuits photoniques ; ils vérifient leur fonctionnement », explique Valérian Giesz. Conçus par Quandela, ces composants sont en effet fabriqués par des fonderies partenaires, à partir de nitrure de silicium. « On n’en conserve qu’environ 10 % – les meilleurs – pour les intégrer dans nos ordinateurs quantiques », souligne le directeur des opérations de Quandela.
À quelques pas de là siège un atelier de fabrication des cartes électroniques conventionnelles associées aux composants photoniques. « Vous voyez ici deux PCB[4] en cours de test, qui vont ensuite pouvoir être implémentés dans les racks derrière vous », nous décrit le directeur de l’ingénierie matérielle de Quandela, Nicolas Maring.
C’est à ce moment que nous découvrons alors le vrai visage d’un ordinateur quantique : une « simple » armoire métallique ; une baie de serveur informatique comme on en trouve dans à peu près n’importe quel data center au monde. On en serait presque déçu…
Jusqu’à ce que l’on se penche sur les éléments qui s’apprêtent à y prendre place : laser, compresseur et circuit d’hélium, permettant de maintenir trois degrés au-dessus du zéro absolu la source de photons uniques, elle-même enfermée dans la chambre d’un cryostat maintenu sous vide, contenant également les détecteurs de photons[5]. Ce à quoi s’ajoute notamment un système opto-électronique de collecte et de synchronisation des photons uniques, mais aussi le centre névralgique de la machine : sa puce photonique ; autrement dit, son processeur quantique. Le tout, en passe d’être relié par un entrelacs de câbles électriques et de fibres optiques… « Nous préparons cette machine pour la commande passée par EuroHPC », confie Valérian Giesz, avant de nous emmener vers une nouvelle tranche de l’usine, tout juste aménagée, où trône cette fois une machine à 6 qubits pleinement fonctionnelle.
Pas de surprise, elle se résume elle aussi, vue de l’extérieur, à deux baies de serveur tout à fait conventionnelles. Alimentées par une simple prise murale 230 volts et reliées au réseau via un câble Ethernet tout ce qu’il y a de plus classique, elles sont malgré tout agrémentées d’une petite touche de fantaisie : un ruban de LED défilantes, qui donnerait presque à l’ensemble l’apparence d’un (gros) ordinateur de gaming… Mais la comparaison s’arrête-là. « Ces deux armoires contiennent le système laser, les différents éléments optiques et le cryostat, ici, en bas, ainsi que toute l’électronique de contrôle », énumère en effet Nicolas Maring, dont la voix est presque couverte par le ronronnement aigu de l’appareil. Une machine pleinement fonctionnelle, qui n’est en outre qu’un avant-goût de ce que seront, demain, les ordinateurs quantiques de Quandela.
Qubits : du physique au logique
« Nous avons encore un gros travail de miniaturisation à faire ; les armoires contiennent encore beaucoup de vide », concède le directeur de l’ingénierie matérielle de Quandela. Un travail d’optimisation qui sera indispensable pour que se concrétise la prochaine étape clé de la feuille de route dévoilée il y a peu par l’entreprise : l’implémentation de qubits dits « logiques », des qubits sans erreurs nécessitant en effet, pour cela, la génération de centaines, voire de milliers de qubits physiques. « Pour y parvenir, nous misons sur une approche hybride matière-lumière, dont bénéficieront ainsi nos prochaines générations d’ordinateurs quantiques… », dévoile Valérian Giesz. « Notre objectif est de parvenir à démontrer la faisabilité et le fonctionnement de cette approche à l’horizon 2025-2026 », ajoute-t-il.
De quoi franchir, si tout se passe bien, le seuil des 10 qubits logiques en 2027, puis des 50 en 2028. Une année qui pourrait ainsi marquer le début d’une nouvelle ère pour Quandela, celle de la généralisation et de la démocratisation de ses futurs ordinateurs quantiques à qubits logiques. Des machines capables, à terme, de réaliser pas moins d’un million d’opérations quantiques par seconde… Hier obscure et nébuleuse, l’informatique quantique, pourrait bien, demain, finir par nous donner le vertige.
Quandela : une équipe qui s’étoffe toujours plus
Le 27 novembre dernier, Quandela a annoncé le recrutement de deux profils seniors supplémentaires au sein de son équipe dirigeante : Nicolas Fellmann, qui s’est vu confier le poste de directeur financier, et Xavier Geoffret, placé quant à lui à la tête du pôle Business Development. De nouvelles recrues qui viennent ainsi étoffer une équipe déjà composée de plus de cent salariés, représentant une vingtaine de nationalités.
[1] Pr. Pascale Senellart, médaille d’argent du CNRS, Dr. Niccolo Somaschi, prix Jerphagnon 2023, et Dr. Valérian Giesz, lauréat de la finale nationale du concours Chercheurs-Entrepreneurs Challenges et lauréat du classement Choiseul 100.
[3] Car œuvrant sur tous les aspects matériels, logiciels et intergiciels (middleware) de ses ordinateurs quantiques.
[4] Printed circuit boards, circuits imprimés.
[5] Dans le cas du modèle à 6 qubits, MosaiQ-6. Son équivalent à 12 qubits MosaiQ-12 contient quant à lui deux cryostats distincts.
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