Au centre d’un des aéroparkings de la tour, Will attendait l’aéronef qui allait peut-être l’emmener vers son nouveau destin en compagnie de onze autres personnes, toutes quasiment aussi jeunes que lui. S’il trépignait d’impatience, ses nouveaux compagnons semblaient anxieux, inquiets, et certains étaient même particulièrement bizarres. Détournant le regard du désolant spectacle que lui renvoyaient ses voisins, Will se concentra sur le coucher de Soleil. Sur un fond de ciel brunâtre et changeant, il ornait les tours de verre de courbes iridescentes, tandis qu’encore quelques centaines d’aéronefs volaient vers de mystérieuses destinations. Un aéronef multicolore et imposant amorça sa descente dans leur direction. L’antigravité quantique se résorba progressivement, et les bras d’atterrissage se déployèrent. Un son lourd coupa le silence, et une rampe métallique se déplia jusqu’au sol de l’aéroparking. Un homme la descendit, progressa d’un pas assuré jusqu’au groupe et analysa les jeunes gens de haut en bas, avant de prendre la parole :
– Bonsoir et merci à vous d’avoir répondu à l’appel, je vois que vous êtes tous présents et je vous en félicite. Montez à bord, je vous prie
Les jeunes gens avancèrent d’un pas hésitant vers la rampe d’accès et se mirent spontanément en file indienne. Le sas était fortement éclairé et formait un large couloir sur les parois duquel se trouvaient plusieurs portes en plexigraphène semi-opaque.
Une des femmes de l’équipage se présenta à eux et les guida vers une des portes de gauche, qui s’ouvrit sur leur passage. Will et les autres furent invités à prendre place sur des sièges dans ce qui semblait être une salle d’attente. Les murs et les deux portes qui la composaient étaient saturés de propagande holographique de la célèbre compagnie Googapple. Une fois que chacun fut installé, la lumière de la salle se mit à faiblir jusqu’à laisser place à une obscurité totale. Puis immédiatement, un hologramme lumineux, représentant un homme âgé, apparut au centre de la pièce. Sa fine barbe blanche s’anima légèrement quand sa voix retentit et résonna dans toutes les directions à la fois.
– Mesdames et Messieurs, bonjour et bienvenue à bord. Je m’appelle Edward Page. Vous êtes ici car vous avez répondu à notre première grande campagne de recrutement dans la Blind Zone pour obtenir la possibilité d’intégrer la « Sight Zone », réservée jusqu’à présent à l’élite des pays les plus riches de la planète. Vous êtes moins d’une vingtaine à avoir réussi nos tests de présélection, sur plus de mille postulants. Vous allez aujourd’hui subir un dernier test qui ne retiendra probablement qu’un candidat parmi vous, voire aucun. Bonne chance.
L’hologramme disparut et la lumière envahit de nouveau la salle.
Tandis que Will commençait à se ronger les ongles jusqu’au sang, la deuxième porte s’ouvrit brusquement. Une voix informatisée invita une première personne à se rendre dans la pièce suivante. Le voisin assis à la droite de Will se leva tant bien que mal et s’y rendit en traînant les pieds. Avant que la porte ne se ferme derrière lui, les jeunes gens entrevirent une grande salle sombre au centre de laquelle trônait une grande sphère de trois mètres de diamètre. Autour d’elle, des dizaines d’holo-écrans frétillaient de lumières et de clignotements, sous l’œil expert d’une poignée d’hommes et de femmes qui semblaient superviser le tout.
Will attendit que la porte se referme pour sortir son holoport de son sac et tenter de se connecter au réseau. Il voulait dénicher des informations sur cette espèce de sphère, mais constatant que le réseau n’était pas disponible à bord de l’aéronef, il rangea son holoport et prit son mal en patience.
– Will Tyler, je répète, Will Tyler vous êtes prié de vous rendre dans la salle d’épreuve s’il vous plaît.
La voix informatisée, plus forte que d’habitude réveilla Will en sursaut. Il scruta les alentours et réalisa qu’il était seul dans la salle d’attente. La porte menant à la sphère était ouverte. Il se leva et entra.
Quand la porte se referma derrière lui et que ses yeux s’habituèrent peu à peu à la semi obscurité ambiante, il réalisa que les experts le détaillaient avec insistance et impatience. Alors qu’il s’approchait de la sphère, qui était en fait un genre de cockpit, un des hommes se présenta et l’invita à y entrer. Le jeune homme prit place sur l’unique siège de la machine, tandis que l’expert s’installa dans un fauteuil en face de lui, ajusta son holo-écran, et activa quelques fonctions qui refermèrent la vitre en plexigraphène de la sphère et firent retentir autour de Will l’écho caractéristique d’une communication. :
– Will, avant de commencer, je dois te poser une question. Prends-tu actuellement des médicaments ?
La question surprit Will. Il hésita avant de finalement répondre :
– Oui, j’ai un implant médicamenteux dans le bras gauche.
– De quel médicament s’agit-il ?
– Pourquoi voulez-vous le savoir ? C’est privé.
– C’est tout à fait ton droit de refuser de le dire. Dans ce cas, tu peux garder cette information confidentielle et nous allons interrompre l’épreuve.
– Non ! Non, je vais vous le dire. C’est un neuroleptique, un implant de Lepsychodal.
– De quelle maladie souffres-tu ?
– Je… Je suis schizophrène. Mais je suis sous traitement depuis plus de quatre ans et je suis tout à fait stabilisé.
– Je n’en doute pas. Cependant, pour la nécessité de l’épreuve, je vais te demander l’autorisation de te retirer l’implant et de t’administrer une forte dose d’antidote. Comprend bien que cette épreuve est fondamentale et requiert de la part du candidat une parfaite intégrité de sa personne, et ton médicament modifie tes sensations, tes impressions, même tes pensées.
– Mais vous délirez ! C’est hors de question !
– Vous n’avez pas le choix si vous voulez poursuivre l’épreuve, M. Tyler.
Ce brusque passage au vouvoiement déstabilisa Will. Il commençait à être envahi de doutes, d’angoisses. Il était inconcevable d’arrêter son traitement. Il était encore plus inconcevable d’abandonner l’épreuve maintenant, après tant de travail et de temps :
– Très bien, allez-y, faites votre travail.
– Bien ! Merci Will.
Une trappe s’ouvrit dans le plafond de la machine. Un petit ensemble mécanique, composé d’une micro-caméra et de plusieurs petits bras robotiques repliés, en sortit lentement. L’un des bras se déplia et se dirigea vers le biceps du jeune homme, puis attendit. Will remonta la manche de son pull et ferma les yeux. L’opération n’avait duré que quelques secondes. Lorsqu’il rouvrit les yeux, un second bras équipé d’une seringue se dirigeait vers la veine du pli de son coude. L’injection fut courte et indolore. Le dispositif retourna dans la trappe qui se referma.
– Bien ! Maintenant Will, l’épreuve va pouvoir commencer. Tu as une sensostation chez toi ?
– Oui.
– Le principe ici est presque le même. Tu dois placer l’inducteur neuro-magnétique contre ta tempe, mais au lieu de sélectionner toi-même tes propres programmes, c’est nous qui allons te les imposer. L’expérience que tu vivras sera bien plus réaliste. Les programmes que tu vas utiliser sont des mises en situations bien particulières auxquelles tu devras réagir selon ton instinct. Tu as bien compris ?
Pendant que Will écoutait, des sensations et des impressions familières lui revenaient progressivement. L’homme qui lui parlait avait la voix qui basculait dans les graves, la scène s’assombrissait sans que la qualité de sa vue n’en pâtisse, des murmures presque imperceptibles envahissaient ses oreilles.
– Oui, j’ai compris, je suis prêt
L’homme pianota sur son holo-écran.
La surface interne de la sphère scintilla et fit apparaître une scène tridimensionnelle panoramique de ville animée. Le réalisme était saisissant. Will ne voyait là rien de comparable avec sa sensostation. Il se trouvait sur le trottoir d’une rue passante de ce qui semblait être une grande mégalopole. Des centaines de gens déambulaient et le croisaient sans lui accorder le moindre regard. L’espace entre les tours était saturé d’aéronefs de toutes les couleurs et de toutes les formes. Soudain, un aérobus dévia de sa trajectoire et fonça droit sur lui. Les passants se regroupèrent subitement en hurlant autour de Will et formèrent un mur humain compact et circulaire, lui coupant toute retraite. Will avait l’impression que son cerveau saturé d’angoisse allait exploser. Il perdit presque conscience.
Quand il parvint enfin à se ressaisir, il rouvrit les paupières. Ce qu’il voyait était absolument déroutant. Dans ses yeux, il voyait se superposer distinctement plus d’une centaine de points de vue différents de la catastrophe. L’épave de l’aérobus était à la fois proche et lointaine, de face et de profil, même vue de dessus. Les cadavres éparpillés et démembrés qu’il put identifier avaient tous son visage. Les gens autour de lui, loin devant, et même aux fenêtres des tours, avaient tous son visage. Will hurlant d’épouvante leva et serra les poings, et ce faisant, toutes ses copies firent de même. Ce concert de hurlements parfaitement synchronisés et accordés devint vite insupportable et dépassa les limites de la tolérance auditive. L’angoisse fut telle qu’il perdit connaissance.
À son réveil, Will était allongé sur un lit automatisé, seul dans une petite chambre. Il secoua la tête pour essayer de raviver sa mémoire, et finit par se rappeler l’épreuve de la sphère. Il analysa son corps, se pinça, se leva et marcha, pour s’assurer qu’il était bien dans le monde réel. Il observa attentivement la pièce à la recherche de possibles copies de lui-même. Non, il était bien seul. Il se dirigea vers la porte. Elle ne s’ouvrit pas. Il n’y avait rien de perceptible sur sa surface qui pût supposer qu’elle puisse s’ouvrir de l’intérieur, pas même un simple détecteur de mouvement ou une archaïque poignée. Will la frappa du poing, mais cessa vite, les os de sa main commençaient à chauffer douloureusement. La porte était supraconductrice et émettait des ultrasons ostéo-algiques. Il se sentit piégé. Il retroussa sa manche et découvrit un nouvel implant sous sa peau. La cicatrice, encore fraîche, était visible, Will commençait sérieusement à paniquer quand il aperçut Edward Page dans un coin sombre de la chambre :
– Bonjour Will
– Qu’est-ce que j’ai dans le bras !
– Ah oui, évidemment. C’est un implant de Lepsychodal, ton médicament, auquel a été ajoutée une interface implant-cellules. Plus tard, tu pourras contrôler ton implant depuis ton holoport et décider du dosage, voire arrêter temporairement son effet.
– Pourquoi ferais-je une chose pareille ?
– Parce que les symptômes de ta schizophrénie, bien qu’ils te rendent la vie impossible dans la « Blind Zone », vont devenir bien plus intéressants dans la « Sight Zone ».
– Vous voulez dire que j’ai réussi l’épreuve ? !
– Tu as réussi, Will. Tu es même le seul au monde, à avoir réussi l’épreuve, au-delà de nos espérances. Les symptômes de ta maladie sont si spécifiques ! Tu es capable de dissocier ton esprit quasiment sans limites… tu étais déjà le candidat parfait.
– Tous les candidats étaient schizophrènes ? !
– Exact.
– Mais qu’est-ce que vous attendez de moi ?
– Que sais-tu de la « Sight Zone », Will ?
– Je sais que sa population peut vivre dans des mondes virtuels magnifiques et paradisiaques.
– Tu as une opinion très optimiste sur la question. Tu crois que notre monde est idéal ?
– Bien sûr ! C’est notre rêve à tous ! Nous, ici, nous vivons dans un monde dur, difficile à supporter, esclaves de nos besoins, de notre condition, alors que vous, vous avez réussi à dépasser tout ça !
Edward s’assit à côté de Will au bord du lit, soupira lentement en fixant le plafond, puis reprit la parole :
– Notre monde se meurt, Will. Nos populations décroissent à une vitesse inimaginable. Quand un consommateur acquiert sa Sphère et découvre l’étendue de ses possibilités, il revient de plus en plus rarement dans le monde réel, et finit un jour par ne plus revenir du tout. Will, la Sphère offre à chacun la possibilité de se créer un monde sensoriel personnel idéal. L’utilisateur est totalement déconnecté de la réalité. Chaque consommateur peut se créer un empire à la vitesse de la pensée, peut se créer des millions de sujets, peut jouir de tous les plaisirs de la vie autant de fois qu’il le désire, dans les conditions qu’il désire. La vie réelle est devenue sans aucun intérêt. Renoncer temporairement au statut de Dieu tout-puissant dans sa Sphère pour redevenir un simple être humain dans une société dépérissante, est systématiquement vécu comme une régression insupportable. Les gouvernements sont impuissants. Il n’existe qu’une seule solution pour stopper la chute démographique. Will, si on connecte au réseau de Sphères quelqu’un comme toi, capable de dissocier son esprit à loisir…
– Je vais mourir d’angoisse…
– Tu vas être aidé. Imagine, toutes tes parties morcelées d’esprit, toutes tes « copies » vont être matérialisées dans le réseau, tu l’as démontré pendant l’épreuve avec une sphère traditionnelle. Et nos calculs sont formels : Tes fractions morcelées d’esprit vont petit à petit envahir le réseau, comme tu as envahi notre programme. Les paradis personnels de nos chers consommateurs vont se trouver saturés de tes copies, qui elles-mêmes vont prendre le pas sur l’omnipotence virtuelle du propriétaire. Tu vas pouvoir transformer leur idylle en cauchemar… Les gens n’auront plus qu’une hâte, se débrancher ! Tu vas rendre le monde réel plus vivable que le monde virtuel.
– Pourquoi je ferais une chose pareille. Je ne veux pas de mal aux gens, et je doute d’être capable de faire tout ce que vous dîtes.
– Je t’ai déjà dit que tu seras aidé, j’ai une équipe prête à t’assister dans ton « voyage ». En outre, sache que le mal est déjà là, le monde se meurt, les gens ne vivent plus. Tu vas les ramener à la vie…
Will emplit ses poumons d’air et expira lentement. Un frisson agréable lui parcourut l’échine. Il se concentra sur ses muscles et essaya de les détendre un par un. Il sortit son holoport de sa poche, fit apparaître le module de gestion de son neuroleptique, et interrompit le mode automatique. Le module lui demanda de saisir un dosage. Le doigt de Will effleura le « 0 », et il sentit immédiatement un léger fourmillement dans le bras. Il rangea son holoport, s’empara du module à induction neuro-magnétique et le plaça sur sa tempe. Il fit un signe du pouce à l’opérateur de sa Sphère et ferma les yeux.
Kevin Gallot